Nord_journal de travail

NORD_ journal de travail


Texte  Cosima Weiter

Photographie  Alexandre Simon






Genève, automne 2018













L’idée d’un spectacle lié au grand nord est née il y a un peu plus d’un an, lors d’un voyage que nous avons fait en Finlande qui nous a conduits jusqu’à Rovaniemi et au-delà du cercle polaire à Ivalo et Saariselka.  
 
Nous y avons été saisis par la beauté et la puissance des éléments naturels. Cela nous a donné envie d’inventer un personnage qui se confronte à ceux-ci pour parvenir à un but, si ténu puisse-t-il être. Ainsi une femme, mue par une attirance irrépressible marcherait vers le nord avec le projet d’atteindre le pôle. Les personnes qu’elle croise sur son parcours s’interrogent, commentent ou jugent son périple, qui l’air de rien, remet en question leur mode de vie et leurs valeurs. Ils parlent depuis leur point de vue, en y mêlant des événements de leurs expériences personnelles qui laissent entrevoir leurs manières de vivre et de penser, propres aux régions nordiques.  
 
Nous souhaitons créer un spectacle mêlant poésie, lumière, musique et jeu d’acteurs dans un espace scénique comportant des séquences de films projetées. Pour le spectateur, il s’agira aussi d’une expérience sensorielle.  
 
Comme pour tous nos projets, nous nous appuierons sur des témoignages. Ici, ce seront ceux de personnes connaissant bien le grand nord, et plus spécifiquement des personnes pouvant parler de la neige et de la glace d’un point de vue scientifique, telles qu’un nivologue, mais aussi un éleveur de rennes et un chauffeur amené à traverser la région et les frontières qui la délimitent à de multiples reprises par tous les temps.













Nous prévoyons de partir à Helsinki en début d’année 2019. Dans la perspective de ce voyage, nous prenons contact avec Rigina Ajanki, qui enseigne les langues finno-ougriennes à l’université de Helsinki. Elle a grandi à Rovaniemi  et pourra certainement nous mettre en relation avec des personnes qui pourront enrichir notre projet. Alors que nous sommes encore à Genève, elle nous convie à lui rendre visite à Karjaa dans sa ferme, située à 80 km à l’ouest d’Helsinki. Rendez-vous est pris pour le 1er janvier 2019.










Helsinki, 31 décembre 2018







Nous débarquons à Helsinki le 31 décembre en milieu de de soirée. Peu avant minuit, nous sortons faire un tour dans Vallila qui sera notre quartier pour quelques jours. Ici les bâtiments anciens voisinent avec des constructions plus récentes, datant des années 1980. Les îlots d’immeubles alternent avec des petits parcs arborés. Les gens vont par groupes, partageant des bouteilles de champagne dans une atmosphère concentrée tandis que les feux d’artifices éclatent au-dessus de nos têtes.  


Nous nous égarons gentiment entre les immeubles en zigzaguant sur la neige glacée avant de parvenir à regagner l’appartement. 

 

 

 

 

 

 





Helsinki, 1er janvier 2019













Nous avions prévu d’aller voir Rigina Ajanki mais nous avons mal évalué le temps du parcours jusqu’à la gare et ratons le train. Le suivant est deux heures plus tard, ce qui laissera peu de temps de lumière sur place. En effet, le jour se lève vers 9h30 et la nuit tombe vers 15h00. Entre les deux, le soleil n’est jamais bien haut et la lumière devient  blafarde dès que les nuages font leur apparition. Nous convenons donc avec Rigina de la retrouver le lendemain.  
 
Afin de ne pas perdre notre journée, nous nous rendons à Katajanokka avec le projet de marcher le long de la mer, et qui sait, de marcher sur l’eau glacée car cela fait partie des expériences que je souhaite accomplir dans le cadre de Nord. Il s’agit pour la voyageuse du spectacle d’un moyen d’atteindre son but.  
 
Hélas, le sol est si glissant qu’il est impossible d’approcher l’eau qui elle-même n’est pas gelée. Lorsque nous atteignons le rivage, la nuit est tombée. Il n’importe, cette promenade nocturne est belle. Les lumières de Hylkysaari et Korkeasaarenluoto scintillent dans le lointain. Alexandre fait des repérages photos afin de tester la sensibilité de son appareil dans ces basses lumières. Un bateau corne dans l’obscurité. C’est assez pour un premier jour. Nous rentrons nous mettre au chaud. La brièveté du jour nous déstabilise un peu nous perdons la notion du temps, de l’heure, balançant entre fatigue et excitation.




















Karjaa, 2 janvier 2019







Aujourd’hui nous quittons l’appartement avant le lever du jour. Nous nous hâtons vers la gare sous la neige afin de prendre le train pour Karjaa où nous attend Rigina Ajanki. Rigina enseigne les langues finno ougriennes à l’Université de Helsinki. Nous sommes en contact avec elle depuis plusieurs semaines et elle nous a proposé de venir la voir chez elle, dans sa ferme. Nous arrivons à 10h30. 


Rigina vient nous chercher à la gare. A la ferme, les animaux nous attendent. Nous sommes accueillis par une petite foule hétéroclite. Les quatre chiens nous font fête, tandis que les chèvres nous considèrent d’un œil curieux. Le cochon vient s’enquérir des raisons d’une telle agitation. Seules les poules picorent avec indifférence. Dans la maison un chat trône sur la table. D’autres surgissent pour grignoter quelques croquettes avant de retourner dormir. Nous sommes au paradis des animaux.














Rigina vient de Rovaniemi, où nous nous sommes rendus l’année dernière. Elle nous explique à quel point il lui est nécessaire de sentir une distance entre sa maison et celle des voisins pour être en paix chez elle. Enfant elle prenait le bus pour parcourir la dizaine de kilomètres qui séparait sa maison de l’école. Certains de ses camarades devaient quant à eux faire des trajets de vingt à trente kilomètres tous les jours allers et retours pour aller en classe. Les distances ne semblent pas effrayer les habitants du nord. Elle m’explique cependant qu’après avoir vécu loin de tout jusqu’à 19 ans elle a souhaité habiter en ville, près de l’université, puis près de son travail. C’est ce qu’elle a fait jusqu’à il y a trois ans, quand une coupure d’électricité en plein hiver à Helsinki lui a fait prendre conscience de l’aspect artificiel de son mode de vie. Sans électricité, elle ne pouvait rien faire. Dans sa ferme, elle dispose d’un poële à bois pour se chauffer et cuisiner. Sa réserve de bougies est inépuisable. Elle se sent autonome.  
 
Notre hôtesse se montre très soucieuse concernant le réchauffement climatique. L’été dernier, particulièrement chaud et sec, l’a remplie d’effroi. Pour la première fois de mémoire d’homme, le puits des voisins était à sec. Pour la première fois aussi le foin pour les bêtes est venu à manquer. Il est désormais importé d’Islande et vendu 60 euro le sac de 40 kilos au lieu des 30 euro habituels.
 
Née en Laponie, Rigina a une forte nostalgie du nord et de sa nature, que sa grand-mère lui a appris à aimer. Elle savait les endroits où traverser la rivière gelée, les plantes bonnes à manger, celles qui ne l’étaient pas. Elle cueillait les baies et préparait des confitures pour pouvoir les consommer l’hiver.  
 
Dans sa ferme, Rigina vit seule avec ses bêtes lorsque ses enfants ne sont pas là. Elle accomplit seule toutes les tâches liées à l’entretien des animaux, mais aussi les travaux nécessaires notamment la construction de clôtures rendues obligatoires par le gouvernement finlandais lorsqu’on élève des bêtes de différentes espèces. Rigina en bonne citoyenne, monte les clôtures afin que chiens et cochons ne partagent pas le même espace, puis laisse les portes ouvertes pour que tous circulent librement. Elle a le sentiment d’être considérée comme une originale par les gens du pays, mais ne s’en formalise pas.  
 
Après l’entretien, notre hôtesse nous emmène nous promener dans la forêt voisine. Les chiens gambadent autour de nous. La végétation de la région lui paraît encore exotique et luxuriante. La variété des espèces la surprend toujours car en Laponie, seuls poussent les bouleaux et les pins. Les arbres eux-mêmes sont plus petits que ceux du sud de la Finlande. Elle ajoute que plus loin au nord, il n’y a plus d’arbres, seulement de petits arbustes, des herbes, de la mousse. Ces observations méritent d’être affinées afin de faire partie de l’épopée de la voyageuse de Nord.  
 
Lorsque je lui explique mon idée d’une femme qui déciderait de partir seule pour rallier le Pôle Nord, elle rétorque : si c’était un homme, il serait vu comme un genre de héros, mais une femme, ce serait juste une folle inconsciente. Elle rit.  
 
De retour à Helsinki le ventre assez creux, nous sommes percés par le froid.














Helsinki, 3 janvier 2019








IMG_9908







Rigina nous propose de visiter le musée national de Finlande en sa compagnie. La fermière d’hier a enfilé sa robe de citadine. Elle nous attend à l’entrée et nous montre aussitôt la vitre brisée à la porte intérieure, ainsi qu’un impact de balle dans la porte en bois. Tous deux datent de 1918, et témoignent de la guerre civile qui  déchirait alors la Finlande.  


Elle décrypte ensuite les fresques du hall principal, m’expliquant qu’il s’agit là d’illustrations du Kalevala. Je suis heureuse de voir des images de cette épopée des Finnois que je suis en train de lire. Je suis très sensible à la musicalité de cette œuvre et il y en aura des échos dans Nord. Les images donnent une forme concrète aux scènes rapportées par Elias Lonnröt. Grâce à Rigina, je reconnais le barde Väinämöinen, magicien qui tue le poisson pour lui prendre sa mâchoire, à partir de laquelle il fabriquera son kantele, instrument traditionnel à cordes pincées, et aussi le forgeron Ilmarinen, labourant un champ grouillant de serpents. Il s’agit de la première prouesse qu’il accomplit avant de pouvoir épouser la vierge de Pohjola. Le musée est vaste, il retrace de la préhistoire à l’époque actuelle les aspects marquants de la culture et de l’histoire finlandaises.  


Outils en pierre puis en métal, maison de bois reconstituée, mobilier, costumes, bijoux, jouets d’enfants... Tout est fait pour que l’on puisse se faire une image de la vie menée par les Finlandais d’hier et d’aujourd’hui. Rigina semble à la fois très attachée à sa culture et très désabusée. Tu vois, quand les Romains bâtissaient le Colisée, les Finlandais mangeaient de la boue ! dit-elle avec l’humour qui la caractérise.













Rigina nous a mis en relation avec deux de ses étudiantes, qui toutes deux ont étudié à Inari en Laponie. Cette après-midi, nous avons rendez-vous avec la première d’entre elles, Laura Tuominen.  
 
Enfant, Laura passait ses étés en Laponie chez son oncle et sa tante. Plus récemment elle y est retournée pour étudier l’artisanat et la langue sami d’Inari, aujourd’hui parlée par 300 locuteurs autour du lac du même nom. Elle a fait de nombreux allers et retours en transports en commun – train jusqu’à Rovaniemi puis bus -, seule. L’ensemble du trajet représente environ 1200 kilomètres en ligne droite vers le nord. Lorsque je lui demande si elle s’est parfois sentie en danger, que celui-ci soit lié aux hommes ou aux éléments naturels, elle sourit. Il y avait bien quelques types éméchés dans le train, des rennes sur la route, et parfois des bourrasques de neige, mais rien qu’elle ait ressenti comme un danger. Ce sentiment de ne pas être particulièrement vulnérable est important pour moi car notre héroïne va voyager seule elle aussi. Cette forme de sécurité intérieure pourra l’accompagner.  
 
Où commence le nord ? Cette question fait sourire Laura. Elle me dit : quand tu descends du train à Rovaniemi, tu sens déjà que l’air n’est pas le même. C’est le nord. Ensuite tu prends le bus, et tu vois, les arbres sont plus petits, il n’y a plus que des bouleaux et des pins. Les buissons se font rares. Si tu continues plus loin, eux aussi disparaissent. Ces observations rejoignent celles de son enseignante. Nous ne sommes jamais allés si loin, nous arrêtant à Ivalo lors de notre précédent voyage, où les arbres sont encore hauts.  
 
Laura parle elle aussi du besoin d’espace qui rend le nord si attirant. Là-bas, pas de voisins pénibles, et dans le même temps, le fait d’avoir un choix d’interlocuteurs restreint oblige à trouver un moyen de communiquer, voire de partager avec des personnes dont a priori on ne se ferait pas des amis. Selon elle, de manière paradoxale, l’isolement oblige à l’ouverture d’esprit.








Helsinki, 4 janvier 2019














Iida revient juste d’Inari, où elle aussi a étudié l’artisanat et la langue sami. Là-bas, elle habitait près du lac, mais la berge opposée lui était cachée par une île. Elle guettait la formation de la glace sur l’eau dans l’espoir de pouvoir gagner celle-ci en marchant dessus. Longtemps la glace, trop fine, n’aurait pas supporté son poids, mais un matin, Iida a aperçu les traces d’un chien filant droit vers l’île. Se disant qu’elle n’était guère plus lourde qu’un canidé, elle a suivi ses traces. A mi-chemin, des traces minuscules, infiniment légères, croisaient celles du chien, dessinant des arabesques sur la neige. Iida les a suivies jusqu’à leur destination et a trouvé le corps d'une souris gelée sur le lac. Poursuivant sa route, elle a atteint l’île. Du sommet elle a pu considérer la rive opposée. Arbres et collines. Il est bien possible que cette attente de la glace, et même ce petit animal apparaissent dans mon texte, bien après le dégel.  
 
Après l’entretien, Iida nous invite à l’accompagner au vernissage d’une amie dans une galerie du centre ville. Nous partons donc pour le quartier de Kamppi où la galerie Hootu vient de déménager. La soirée s’achève au Corona, l'un des bars tenus par Aki Kaurismaki, parmi une bande de joyeux drilles. Faire connaissance semble aller de soi, nous sommes intégrés à la conversation comme si nous avions toujours fait partie du paysage. Cette sensation nous remplit de joie et nous rassure quant à la suite de notre projet. S’il est aisé d’entrer en lien avec les gens, nous pourrons poursuivre nos entretiens facilement lors de nos prochains séjours.

















Helsinki, 5 janvier 2019













Nous avons espéré jusqu’à ce matin pouvoir rencontrer un ami sami de notre logeur. Mais il ne donne pas signe de vie. Nous décidons donc de partir pour l’île de Suomenlinna. Il s'agit en fait d'une forteresse maritime construite sur six îles au large d'Helsinki. Les Suédois qui détenaient alors une grande partie de la Finlande entamèrent sa construction en 1748, afin de protéger la ville contre l'Empire russe. Ils l'appelèrent cet place forte Sveaborg. Elle fut renommée Suomenlinna en 1918, suite à l'indépendance de la Finlande. En 1918 et 1919, le camp de prisonniers de Suomenlinna y prit place après la guerre civile finlandaise. Des 10 000 Gardes rouges prisonniers du camp de prisonniers plus de 1 000 sont morts de faim, de froid et de maladie et 80 furent exécutés.

 

De nos jours, l'île n'a plus de fonctions militaires. Quelques habitants y vivent, et elle est fréquentée par les promeneurs. Aujourd'hui il fait un temps glacial, bien en-dessous des -2°C nécessaires au gel de l’eau de mer. L’eau se fige autour de l’île, les plaques de glace aux formes irrégulières se soulèvent au gré des vagues. Blanc bleu vert gris, un camaïeu de couleurs dessine une mosaïque mouvante à la fois solide et liquide à la surface de l’eau. Fascinante. Alexandre fait des repérages photos en vue du spectacle. J’imagine que des images filmées aux mouvements à peine perceptibles de ce phénomène seraient magnifiques. Dans le même temps on comprend aisément que les communistes, appelés les Gardes rouges détenus ici soient morts nombreux ici, sans qu’il soit besoin de les exécuter.
































Helsinki, 6 janvier 2019







Notre avion part ce soir. Il est quinze heures, la nuit tombe. Il est temps de plier bagages. Nous avons le sentiment frustrant de nous en aller alors que tout commence. Cependant le projet lui-même est amené à se poursuivre. Nous allons rester en contact avec Rigina qui est disposée à collaborer avec nous dans le cadre de ses cours à l’université, ainsi qu'avec ses étudiantes, Laura et Iida.

 

 

 

 

 

 


Genève, automne 2019







La production de Nord a pris son envol cet automne. Le spectacle sera coproduit par le Grütli et l’Ensemble Contrechamps. Barbara Giongo et Nataly Sugneaux à la tête du Grütli et Serge Vuille qui dirige l'ensemble Contrechamps soutiennent notre projet et nous donnent l'opportunité de le créer au début de l'année 2021. Il est donc temps de donner forme et réalité aux idées qui tournent dans nos esprits depuis de longs mois. Pour ce faire nous allons repartir en Finlande, afin de réaliser des repérages pour les images et des interviews de témoins potentiels du passage de la femme qui part vers le nord.


Depuis Genève, nous avons pris contact avec Sirpa Rasmus qui est nivologue à l’Université de Laponie, et ravivé les contacts de notre précédent voyage. Nous allons revoir Rigina, qui enseigne les langues finno-ougriennes à l'université de Helsinki et aussi avec ses étudiantes Laura et Iida qui avaient gentiment accepté de répondre à nos questions. Et puis nous allons aussi rendre visite à Lau Nau  que nous avons découverte grâce à  Marion et Sixto de la Cave 12. Nous avons envie de collaborer avec elle pour la création musicale. Son travail se développe à la lisière de la musique électronique et de la chanson pop tout en étant très lié aux traditions et aux espaces finnois, Il nous paraît pouvoir se marier avec les différents éléments qui constitueront notre spectacle, notamment avec les compositions de Kaija Saariaho qui seront interprétées par l'ensemble Contrechamps. Nous nous réjouissons de pouvoir rencontrer Lau Nau en chair et en os après avoir échangé par mail et sur skype.









 


Helsinki,  25 décembre 2019













Noël à Helsinki. La ville semble vide et endormie. Chacun est chez soi et festoie à sa manière. Hier soir, descendant d’avion, nous avons trouvé toutes les boutiques de l’aéroport closes, même chose à la gare en ville. Nous commencions à craindre de n’avoir rien à manger du tout pour le réveillon. Heureusement un food truck nous a sauvés, l’employé nous a préparé de somptueux hamburgers que nous avons dégustés sous son auvent, à l’abri de la pluie avant de prendre le métro pour Lauttasaari car c’est là que nous logeons.


Ce matin, nous avons pris le métro pour Kalasatama. Il s'agit d'une ancienne zone portuaire située sur l'île de Sörnäinen. Aujourd'hui ce quartier est en pleine mutation. Un centre commercial, des immeubles d’habitations de haut standing aux vastes baies vitrées, toutes joliment décorées pour les fêtes se dressent non loin de l’eau. Et des grues, des chantiers à toutes les étapes de la construction. Les tours, les cheminées d’usines et les grues disparaissent dans les nuages bas. L’eau a la couleur de la rouille. Nous réalisons que nous nous trouvons sur l'un des lieux de tournage du film L'Homme sans passé de Aki Kaurismaki car nous reconnaissons l'anse formée par l'ancien port et les immeubles disposés en accordéon de l'autre côté de la baie. Des nuances violettes émaillent le ciel gris. J'imagine que c'est d'un tel paysage que la voyageuse pourrait partir. Une telle grisaille qu'elle voudrait quitter. Nous tournons un plan au bord de l’eau.







Helsinki - Jyväskylä, le 26 décembre 2019







  






  






Nous allons rencontrer la nivologue Sirpa Rasmus à Jyväskylä à 270 km au nord de Helsinki. Nous avons loué un petit appartement pour deux nuits. Arrivés devant la porte de l'immeuble, j’appelle le logeur par téléphone. Il me dit d’appuyer sur la sonnette, il pourra m’ouvrir à distance. Nous devons ensuite monter à l’étage et frapper 3 fois à la porte. Elle s’ouvrira automatiquement. J’imagine avoir mal compris. Mon anglais défaille. Je lui demande de répéter mais il n’y a pas d’autre moyen d’interpréter ses paroles. Je suis donc les instructions. Toc toc toc… à notre grande surprise la porte s’ouvre, sans autre intervention humaine. Miracle de la technologie finlandaise.


Sirpa nous a proposé de faire de la luge. Au départ, nous sommes un peu interloqués par son idée car nous sommes venus pour travailler, nous avons préparé notre entretien, apporté notre matériel mais nous n'osons pas refuser de crainte de la froisser. A l’heure dite, nous sommes en bas de notre immeuble. Un énorme minibus s’arrête devant la porte, une minuscule femme en descend, suivie de trois de ses enfants


Les enfants petits et grands font de la luge un moment pendant que je discute avec Sirpa et lui explique notre projet plus en détail. Nous retournons ensuite à l’appartement pour réaliser l’interview.


Sirpa s'est spécialisée dans l'étude de la neige. Elle m’explique que celle-ci est une matière en constante mutation. Les scientifiques parlent de métamorphoses. L’humidité ambiante, la température de l’air, celle du sol… tout contribue aux transformations de la neige dans laquelle l’eau et les cristaux sont en mouvement permanent. La neige est un état transitoire né d'une multitude de facteurs.
 
Sirpa m’apprend aussi qu’une couche de glace de 5 cm sur l’eau douce suffit à porter un homme qui marche. L’eau de mer gèle plus difficilement. Le sel se sépare de l’eau et se concentre juste sous la couche de glace, où l'eau devient plus salée. Cette glace est moins solide, car elle se scinde en blocs entre lesquels le sel trouve à s’échapper. Une couche plus épaisse est donc nécessaire pour que la glace soit praticable.
 
Elle me dit surtout que contrairement à ce qu’on pourrait croire en consultant une carte, le nord de l’Europe est une zone habitée. Il y a toujours une maison, un élevage quelque part. C'est un territoire précieux pour ses habitants, dans lequel les frontières tracées entre la Russie, la Finlande et la Norvège semblent bien artificielles. Ses paroles me rendent impatiente d'accomplir le périple que nous envisageons de faire en février et qui nous permettra de tourner les images du spectacle.










Jyväskylä, le 27 décembre 2019














Nous avons dormi plus tard que prévu. Le silence et la nuit nous ont permis de nous abîmer dans un sommeil profond. Dans mes rêves j’entends des craquements de pas dans la neige. Le voyage est une suite de sons, une suite de rythmes.


Nous sortons seulement vers onze heures pour aller faire des repérages au bord du lac. Alexandre tourne un plan depuis la surface glacée. Cette image de la glace sur laquelle on marche et qui risque de se briser si l'on n'y prend pas garde est importante pour moi et entre en résonance avec les parole de Sirpa, que nous avons interrogée hier.


Nous souhaitons aussi filmer une petite cabine qui pourrait servir de refuge à notre voyageuse, mais nous sommes tous transis. Les batteries se vident très vite lorsqu'elles sont soumises au froid. Nous remettons donc ce projet au lendemain matin et rentrons nous réchauffer un moment avant de repartir filmer la façade d’une école fermée. Plus tard, lorsque la nuit est totalement tombée, nous nous émerveillons d’une montagne de neige. Enorme tas amassé par les camions chargés de déblayer les routes. Entre chaque plan tourné, il faut rentrer se réchauffer et recharger les batteries, ce qui découpe notre journée en différentes séquences de travail. A la fin de la journée, nous allons acheter de nouveaux gants car nous souffrons trop du froid.














Jyväskylä - Helsinki, le 28 décembre 2019













Ce matin le réveil sonne tôt, nous allons tourner le plan de la cabine dans laquelle la voyageuse pourrait se réfugier dont nous avions repoussé la réalisation hier, faute de batterie. Ensuite, nous sautons dans le train pour Helsinki. Il nous faut arriver sur les lieux au lever du soleil vers 9h00 pour profiter de la lumière du jour qui ne dure que quatre heures, si le ciel est suffisamment dégagé pour qu'on puisse le nommer jour. Sans cela nous demeurerons toute la journée dans une grisaille assez morne. Il faut bien l'avouer.


Ensuite nous prenons le bateau pour Suomenlinna. L’île forteresse où nous avions fait des repérages l’année dernière.  Nous dormirons là cette nuit avant de bénéficier à nouveau de l’hospitalité de Kaisa. En fin d’après-midi, nous reprenons le ferry pour la rencontrer. Kaisa est finnoise, mais elle vit dans la région genevoise depuis longtemps. Elle travaille comme administratrice pour Archipel. Serge Vuille nous a donné ses coordonnées sans imaginer à quel point cette rencontre serait précieuse pour nous. En effet, Kaisa et son époux Damien Pousset ont dirigé le label AEON pendant plusieurs années, c'est ainsi qu'ils ont produit Oï kuu, l'un de nos morceaux préférés de la compositrice kaija Saariaho.

 

En outre, et c'est extraordinairement gentil de sa part, Kaisa nous a offert de loger chez elle durant notre séjour, ce qui nous permet de réaliser une économie substantielle sur notre budget et nous offre la possibilité de rester plus longtemps sur place.

 

Lorsque nous arrivons, Kaisa nous offre du Glögi, une boisson traditionnelle finnoise à base de jus de cassis chaud parfumé aux épices et servi avec des amandes effilées et des raisins secs. Une merveille !

 

Kaisa accepte gentiment de répondre à quelques unes de nos questions, surtout liées à la place de l’art dans la culture finnoise tant il nous semble qu’il a une part importante dans la construction de l’identité finlandaise. Elle évoque notamment Jean Sibelius qu’un Finnois ne saurait écouter sans avoir les larmes aux yeux.


L'idée d'une femme qui partirait seule vers le nord la séduit. Elle rêve elle-même d'accomplir un tel voyage. A l'évocation du nord son regard s'illumine. La lumière, la solitude, l'espace du nord la fascinent et l'attirent.














Helsinki le 29 décembre 2019













Avant de quitter Suomenlinna, nous tournons une série de plans au bord de l’eau. Là où l'année dernière la glace recouvrait tout, il n'y en a pas trace aujourd'hui. Mais le vent nous mord. Nous craignons qu’il emporte le matériel avec lui. L’eau grise lèche les pierres à nos pieds. Alexandre accorde son pas à la vitesse des vagues. L’eau semble alors immobile et la terre mouvante. La glace se mêle à la boue. J'espère que cet effet pourra trouver sa place sur le plateau.


Nous dînons avec Laura, que nous avions interrogée l’année dernière. Elle rédige en ce moment une thèse sur la culture samie et a étudié en Laponie. Elle est d’accord pour nous accompagner dans le nord au mois de février, ce qui représente une chance immense pour nous, d'autant qu'elle a l'habitude de faire ce voyage vers le nord et y a de nombreux contacts. Avec elle, nous commençons à élaborer un parcours qui nous permettra de traverser les différents paysages qui nous intéressent et qui correspondent à différentes étapes du voyage de notre héroïne.


A la nuit tombée, je sors visiter l’île de Lauttasaari, sur laquelle nous nous trouvons. Je dirige mes pas vers le nord, passe une route, quelques immeubles. Bientôt la mer clapote à mes pieds. Quelques lumières marquent la présence de l'île de Annansaari non loin. Un canard me surprend. La pluie commence à tomber. Je décide d'amener Alexandre ici le lendemain matin lorsqu'il fera jour car il y a là des éléments que je souhaite voir sur le plateau et le paysage urbain que la femme quitte au début du spectacle.
















Helsinki, le 30 décembre 2019







  












Nous allons ensemble filmer le bord d’eau auquel je me suis rendue hier soir. Ce matin, comme depuis un mois à Helsinki, le ciel est plombé. La bruine mouille le paysage. Au sol l’eau se transforme en glace par endroits. Nous souhaitions assister au lever du jour, mais on ne saurait dire qu’il se lève véritablement. Il ne nous offre qu’une palette allant du gris au mauve. C'est le genre de climat que nous imaginons pour le début du parcours de la voyageuse. Nous réalisons donc plusieurs plans dans lesquels apparaissent le lichen, la pierre et l'eau que nous voulons voir apparaître sur le plateau.

















Helsinki, 31 décembre 2019



















_1140754







P1140779







Nous partons cette fois vers le sud de l’île. Là nous pouvons tourner des images dans lesquelles l’eau, les nuages et la terre se mêlent intimement. Cela me fait penser aux métamorphoses de l’eau en glace, en neige, en brume, en nuage… évoquées par Sirpa il y a quelques jours. Alexandre filme aussi le reflet des arbres dans une flaque d’eau. L’univers renversé que nous souhaitons voir apparaître dans un des tableaux du spectacle.


Nous rentrons nous réchauffer.


Le soir, nous partons pour le centre ville. Nous assistons au sound check du groupe Gasellit en prévision du concert en plein air qui aura lieu plus tard dans la soirée. Du rap finnois en moufles et doudoune… Très drôle.

 

Puis nous rejoignons Laura et Iida à la galerie Rankka, où nous étions déjà allés l’année dernière. Nous avons le sentiment de reconnaître certains visages croisés l’année précédente. Nous nous sentons tout à la fois totalement étrangers et pourtant déjà très familiers ce lieu et des personnes que nous croisons ici.

 

Le groupe Cleaning Women y donne un concert. Le public est concentré. Les femmes dansent devant la scène avec une liberté magnifique. J'en viens à me demander si l'égalité hommes femmes telle qu'elle se vit ici n'a pas aussi un impact sur la danse. Comme si nous ne dansions jamais que pour séduire, alors qu'elles dansent simplement pour le plaisir de danser.

 

Au cours de la soirée, je discute avec Iida des possibilités de présenter notre travail à Helsinki. Il y a là de quoi explorer. Elle propose de sélectionner pour nous des lieux susceptibles d’accueillir un projet.








 

_1140909







_1140822







_1140884










Helsinki, 1 janvier 2020







_1150016







P1150115






Alexandre part faire des repérages. Il expérimente aujourd'hui le tournage de nuit. Ce n'est pas si évident car la belle lumière orangée des réverbères qui paraît stable à première vue clignote une fois filmée. Il va falloir trouver la bonne technique pour résoudre ce problème.







 





Kimito, 2 janvier 2020






Nous quittons Helsinki de bon matin pour aller à Kimito afin de rencontrer Lau Nau avec laquelle nous comptons collaborer pour une partie de la musique du spectacle. Ses compositions aux accents de pop contemporaine qui portent en elles les vastes espaces de Finlande nous semblent pouvoir s'intégrer à l'esthétique que nous recherchons pour Nord.

 

Nous réalisons tardivement que nous empruntons la même ligne de train que l’année dernière à la même époque alors que nous allions voir Rigina. Seulement, au lieu de descendre à Karjaa, nous poursuivons jusqu’à Salo. L’année dernière cette région était couverte de neige, mais cette fois la terre est nue, tout juste boueuse des dernières pluies.


Lau Nau nous accueille à la gare de Salo. Le voyage continue en voiture à travers les collines et les forêts puis nous empruntons un bac afin d’accéder à l’île de Kimito où vit la musicienne. Dès notre arrivée sur l’île, nous partons faire des repérages en profitant des derniers rayons du soleil. Nous souhaitons définir les lieux où nous pourrons tourner des plans demain. Nous arrivons ainsi à la plage. Le paysage est magnifique, mais surtout, un son cristallin se déploie au rythme des vagues. Ce sont des morceaux de glace, que les vagues rejettent vers la plage. Nous projetons avec Lau Nau de les enregistrer demain matin, car le jour s’efface déjà.


De retour chez elle, nous évoquons ensemble les modalités de notre collaboration et cherchons des solutions pratiques pour pouvoir travailler ensemble sereinement. Nous dînons, devisons et la soirée s'achève par un sauna. Lau m'explique que le sauna est un lieu essentiel pour les Finnois. C'est dans sa chaleur et sa moiteur que sont longtemps nés les enfants en Finlande. C'est aussi au sauna que sont encore lavés les corps des défunts.







_1150144














_1150169







_1150182







_1150176







_1150245










Kimito, 3 janvier 2020








Matin de tempête sur l’île de Kimito. Le vent et la pluie se déchaînent alors qu’hier le ciel était si clair que rien ne semblait pouvoir le troubler. Alexandre ne renonce pourtant pas à tourner les séquences prévues et nous partons sur un chemin voisin réaliser un traveling. Je protège la caméra tant bien que mal avec un parapluie, tandis qu’Alexandre avance lentement sur le chemin de plus en plus boueux. Nous prions pour que ce plan soit suffisamment stable pour être utilisé car ce chemin, ces fermes, ces champs nous paraissent magnifiques et que le camaïeu de marron qui domine dans le paysage nous donne envie de le mettre sur scène. Alexandre réalise également un plan fixe d’un abri bus où la voyageuse pourra se réfugier. Quant à nous, nous sommes trempés et gelés.


Pour le son que je prévoyais d'enregistrer hier, je renonce, le vent est trop fort et mon matériel peu adapté à la tempête. Lau Nau se chargera de l’enregistrement lorsqu’il fera meilleur et me l’enverra. L'heure du départ approche. Nous plions notre matériel et retournons chez Lau Nau pour une ultime tasse de thé avant de reprendre la route.








_1150254







chez-Lau-Nau-Osmo00136226










Helsinki, 4 janvier 2020







Je quitte Helsinki ce matin. Escale à Berlin avant de retourner à Genève. Retour au familier. Alexandre reste encore une journée. Il en profite pour retourner à Kalasatama pour filmer l'ancienne zone portuaire dans une lumière plus vive que la dernière fois.






P1150294_8jan







_1150297







_1150298







_1150342










Genève, hiver 2020







Nous préparons notre prochain voyage en Finlande. Cette fois nous allons parcourir le pays du sud au nord, puis passer la frontière norvégienne pour aller jusqu’à Vadsø, au nord est du pays.

Pour ce faire, nous allons retrouver Laura à Helsinki puis emprunteront le train de nuit jusqu’à Rovaniemi. De là, Laura nous conduira en plusieurs étapes jusqu’à notre destination avant de nous ramener à Rovaniemi. Le but de ce périple est de filmer des séquences qui constitueront l’essentiel de la scénographie de Nord. Alexandre partira pour Helsinki avant moi afin de réaliser des images que nous avons repérées lors de notre précédent séjour. Je le rejoindrai à Helsinki la veille du départ.










 


Helsinki, 7 février 2020














Je rejoins Alexandre à Helsinki. Mon avion arrive en fin de journée. Je commence à connaître et reconnaître le trajet qui mène de l’aéroport de Vantaa à la gare au centre ville. Kivistö, Vehkala, Vantaankoski, Martinlaakso, Louhela… pour finalement arriver à Helsinki rautatieasema. Les noms des stations, si exotiques soient-ils, commencent à me paraître familiers. Comme je suis chargée et fourbue, nous allons directement à l’hôtel où Alexandre nous a préparé un petit repas. Oui ce vieil hôtel bon marché dispose d’une cuisine dans laquelle on peut se faire de vrais repas. C’est hautement appréciable. Tout en mangeant, Alexandre me montre les séquences qu’il a tournées avant mon arrivée, suite aux repérages que nous avons effectués en décembre dernier à Lauttasaari et sur l’ancien marché aux poissons de Kalasatama.


Sitôt la table débarrassée, Alexandre déballe le matériel vidéo que j’ai apporté. Il passe ensuite la soirée à faire des réglages sur le drone, tandis qu’un client de l’hôtel bien intentionné lui répète plaisamment sans discontinuer qu’il ne pourra pas l’utiliser dans la région de Helsinki. N’étant d’aucun secours et dénuée de patience envers les oiseaux de mauvais augure, je gagne mon lit rapidement, avec un grand soulagement.








 




 



Helskinki, 8 février 2020







Nous prendrons le train de nuit pour Rovaniemi en fin de journée. Nous mettons donc cette journée à profit pour faire quelques provisions et surtout nous équiper d’une carte sim finlandaise. Celle-ci est nécessaire pour faire fonctionner mon smartphone, qui permet de commander le drone de manière fluide.  Nous pourrons aussi communiquer avec Laura, qui a accepté de nous conduire jusqu’à Vadsø et joindre les personnes que nous souhaitons interroger sur la route.


Hélas, les offres et les opérateurs sont si nombreux que nous peinons à nous y retrouver, la quête de la carte idoine nous prend beaucoup plus de temps que ce que nous avions imaginé.


Après un long moment à écumer les boutiques des opérateurs de téléphonie mobile, nous nous rendons au parc de Kaivopuisto au sud est de la ville, pour tester l’état du drone. Les paroles du client de l’hôtel résonnent amèrement à nos oreilles tandis que l’appareil ne cesse d’émettre des sons stridents en affichant des messages précisant qu’il ne peut décoller car une zone militaire est proche, ou qu’il est interdit de filmer à moins de 300 m d’une habitation. Il n’importe, en forçant le système, Alexandre parvient à ses fins.


A Helsinki le temps est gris et humide. Transis, nous nous réfugions donc dans un salon de thé. Celui-ci est tenu par deux femmes, et semble fréquenté exclusivement par des femmes. Alexandre a l’air d’un intrus, ce qui nous amuse beaucoup.


Nous retournons ensuite à l’hôtel chercher nos bagages avant de nous rendre à la gare où nous avons rendez-vous avec Laura.

Le train part à 19h00. Nous serons à Rovaniemi demain matin vers 7h00.

  

Une fois installée dans ma couchette, pour boire un thé avant de dormir, je me rends au wagon restaurant. Celui–ci est divisé en deux espaces distincts. La salle de restaurant qui est presque entièrement occupée résonne des cris de Finlandais attablés devant de grandes chopes de bière. Certains sont bien éméchés.


Je traverse cette pièce pour atteindre la partie bar, afin de commander. Là toute une bande d’Asiatiques se tiennent debout, avec des verres de thé froid ou de coca à la main. A mon arrivée, tous me regardent un peu anxieusement me semble-t-il. Je souris. Hei ! Après un moment de flottement, ils reprennent leur conversation interrompue. Laura m’a expliqué que l’épidémie de coronavirus arrive en Finlande avec les touristes chinois, qui sont maintenant accueillis assez froidement… Je vois ici un signe patent de ce malaise.


Ma tasse fumante à la main, je retourne dans la partie restaurant. Par chance je trouve une table. Je m’installe, je sirote ma boisson chaude, essayant d’inventer un peu de calme et de silence dans le brouhaha des hommes avinés. Ils appellent la serveuse pour réclamer bruyamment une nouvelle tournée. Mais celle-ci ne se laisse pas impressionner. Elle met le plus bourré de la bande dehors en refusant de le servir davantage. Et tous ces grands gaillards s’inclinent dans cette petite femme sûre de son fait. Ceux qui ont la chance de ne pas être renvoyés sont tout à coup bien plus calmes.


Le voisin de couchette d’Alexandre est chauffeur de bus, il traverse la Laponie de Rovaniemi à la frontière norvégienne. Il part justement prendre son service. Comme l’un des personnages de témoins est un chauffeur de bus, j’ai très envie de l’interroger. Je lui demande si nous pourrions lui poser quelques questions. Malheureusement, il refuse fermement d’accéder à notre requête. Il est novice dans le métier dit-il.  Il n’y connaît rien. N’a rien à dire d’intéressant. Je n’insiste pas. De toute façon, il ne m’en laisse pas la possibilité. En fait, l’homme est polonais, nous soupçonnons que son statut, ou la précarité de son contrat le dissuade de s’exprimer librement sur ce sujet. Ce sont des réalités auxquelles nous n’avions évidemment pas pensé avant d’entamer ce voyage.









Rovaniemi - Inari, 9 février 2020

  












Le train nous dépose à Rovaniemi avec 30 minutes d’avance. Nous sommes tous un peu surpris et nous habillons à la hâte, rassemblant nos affaires à la va-vite. Seule Laura garde son calme. Elle sait que Rovaniemi est le terminus du train et que nous n’avons pas à descendre avant l’horaire officiel de son arrivée.


Il fait encore nuit. La neige et la glace couvrent le quai, mais le temps est relativement doux. Trainant nos valises, nous gagnons le buffet de la gare pour prendre une boisson chaude en attendant l’ouverture de l’agence de location de voitures. Nous en profitons pour travailler un moment. Nous plaçons sur la table les papiers colorés qui nous servent à construire la partition du spectacle. Chaque élément constitutif de celui-ci a une couleur différente. Rouge les idées de mise en scène, jaune les événements musicaux et sonores, orange les matières dominantes, bleu les séquences filmées. Nous listons une nouvelle fois les plans à tourner, estimons leur durée, questionnons leur logique. Parmi ceux-ci des travelings montrant des arbres couverts de neige, défilant rapidement. Alexandre profite du fait que la route E75 partant vers le nord depuis Rovaniemi est plate et bien entretenue pour tourner ces premières séquences.


La neige recouvre tout. Le temps est gris. Les troncs des arbres, leurs branches se détachent noirs sur cette étendue immaculée. Je pense tout à coup à l’option de mon logiciel d’imprimante : imprimer en niveaux de gris.


Plus loin, nous nous enfilons sur un petit chemin afin de filmer un traveling plus lent avec le drone. Celui-ci s’avère d'un maniement complexe. Ses récepteurs lui signalent les arbres que nous souhaitons filmer comme des obstacles, et il émet des sons stridents chaque fois que nous avons l’impression de tenir un plan intéressant. Il résiste aussi à l’idée de filmer à basse altitude, en dessous de 2 mètres. BIIIP BIIIP BIIIP… Il s’avère difficile d’utiliser un drone lorsqu’on souhaite le faire de façon singulière, mais ce choix matériel s’est imposé car filmer des travelings en marchant dans la neige ou sur la glace n’est guère possible. En outre, beaucoup de lieux sont complètement inaccessibles à pied. A force de réglages et d’insistance, Alexandre parvient enfin à persuader notre volatile sophistiqué de faire ce qu’il lui demande. Il se heurte alors à une autre limite : au froid, les batteries se déchargent très vite. Il faut en changer régulièrement et les recharger sur la prise de la voiture, qui est plutôt capricieuse.


La neige se met à tomber. De plus, le temps passe et Laura craint de devoir conduire après la tombée du jour. Nous rangeons donc le matériel et reprenons la route pour Inari. Cette première journée est un peu décevante, nous avons le sentiment d’être très contraints par les éléments extérieurs. Travailler dans les limites imposées. Trouver notre liberté, notre créativité dans celles-ci sera un enjeu majeur de ce projet.


Quelques heures de routes plus tard, nous arrivons à Inari, nous dépassons la ville pour aller jusqu’à Vasatokka, l’auberge de jeunesse où j’ai réservé un bungalow. Comme souvent en Finlande, personne n’attend notre arrivée. Nous trouvons les clefs dans la boîte aux lettres accompagnées d’un plan des lieux.


Laura nous explique que sa tante a travaillé ici autrefois. Il s’agissait alors d’une école, et elle était institutrice. Puis cette école, un peu trop loin de tout et vieillotte a fermé. Rénovée et transformée elle est devenue une auberge de jeunesse agrémentée d’une base nautique.


Arrivés au bungalow, Alexandre sort des cartes postales de son sac. Ces images achetées au musée Ateneum à Helsinki nous semblent à tous deux inspirantes. Leurs couleurs, leur composition sont pour nous comme des repères esthétiques. L’une des cartes est la reproduction d’une peinture représentant une jeune fille, debout de profil. Elle est bien campée sur ses pieds, mais son attitude paraît pourtant timide, vaguement empruntée. Elle tient l’essentiel de l’espace de l’image mais semble petite. Ces paradoxes sont importants pour moi. Ils sont des éléments que j’ai envie de garder à l’esprit dans notre travail de création.












 



Inari, 10 février 2020







 






  






Hier, lorsque nous avons rangé le matériel, nous nous sommes aperçu qu’une carte mémoire du drone avait disparu. Ces minuscules cartes sont les supports sur lesquels les films sont enregistrés. La perte d’une de ces cartes limite grandement nos capacités de tournage.


Nous avons fouillé la voiture. Retourné les sièges, vidé nos sacs, secoué nos vêtements… La carte reste introuvable. Il faut en acheter une nouvelle. Mais il n’y a pas de magasin d’électronique à Inari. Impossible de savoir si celui de Vadsø en Norvège, où nous irons demain dispose de cartes assez rapides, il est donc nécessaire d’en trouver une côté finlandais. Le plus simple est de la commander à Ivalo. Une connaissance de Laura l’achètera au magasin et prendra le bus jusqu’à Inari. Il la confiera à la cousine de Laura qui nous l’apportera au centre culturel. L’ensemble de l’organisation de cette opération prend une grande partie de la journée et mobilise pas mal d’énergie de la part de chacun d’entre nous.


Alexandre ne se laisse pourtant pas distraire. Il se rend au bord du lac gelé et commence à tourner un plan fixe de cette surface glacée, striée par les traces des motoneiges. On imagine aisément notre héroïne marcher sur la glace en direction de la rive opposée. Nous profitons de la présence de Laura pour la filmer accomplissant ce parcours.


Sur la rive du lac se dressent des arbustes. Ils ont l’air crayonnés par un artiste habile. Mes connaissances en botanique étant très limitées, je les range pour moi-même dans l’espèce des fusains. Alexandre déplace son trépied et tourne une séquence dans laquelle les arbustes disparaissent peu à peu sous la neige qui tombe toujours plus drue.


A la nuit tombée, nous allons récupérer la carte à Inari. Nous en profitons pour faire des provisions car les prix des produits alimentaires sont très élevés en Norvège.








 




 



Inari-Utsjoki-Vadsø, 11 février 2020











  






Nous prenons la route de bon matin afin de profiter de la lumière du jour pour rouler. En effet, Laura est inquiète de la qualité des routes en Norvège, qui sont, d’après elle, moins bien entretenues qu’en Finlande. Elle est d’autant plus pressée qu’à Vadsø, le soleil se couche à 14h30. Nous avons de la chance, le temps est magnifique et nous n’avons pas à essuyer les changements de temps extrêmes et rapides qui sont monnaie courante par ici. Les températures sont extraordinairement douces pour la saison, il s’agit sans doute d’un effet du réchauffement climatique. Le soleil nous accompagne sur tout notre parcours et nous pouvons faire des pauses pour filmer. Mais la glace fondante se mue en gadoue partout. Ça glisse joliment.


Plus nous montons vers le nord, et moins les espèces d’arbres sont variées. La végétation devient de plus en plus basse, ramassée vers le sol, pour échapper au vent froid. Les bouleaux, de plus en plus rares, tendent leurs branches au-dessus de la neige. Alexandre essaie de faire un traveling depuis l’auto dans ce paysage aux allures de plus en plus austères, mais la route est trop irrégulière et le résultat se révèle décevant.


Après plusieurs pauses pour filmer le fjord, les pierres noires, la neige et l’eau aussi lisse que du métal. Nous arrivons à Vadsø à la tombée du jour. La température est repassée en dessous de zéro, le sol est maintenant une véritable patinoire.


Nous avons loué un appartement et nous sommes très agréablement surpris par le confort de notre logement, le moins cher de la ville. Nous déballons nos affaires et décidons de sortir visiter la ville. Nous glissons joyeusement sur les trottoirs. Il est 18h00. Tous les commerces sont fermés hormis les grands magasins. Nous finissons par boire une bière à l’Opticum café bar. En fait il s’agit d’une pizzeria à l’allure assez chic. On ne peut pas dire que la clientèle s’y presse.


Sur le chemin du retour, nous traversons les congères et montons jusqu’à l’église qui est toute illuminée, mais elle est fermée.












 



Vadsø, le 12 février 2020







Nous partons pour une journée de repérages. Nous nous dirigeons donc vers le nord-est toujours en suivant la E75 sur laquelle nous avons roulé depuis Rovaniemi, longeant la côte, tandis que le soleil monte dans le ciel. Nous parvenons ainsi à Kiby. Un petit groupe de maisons joliment colorées éparses non loin de la mer. Une langue de terre noire s’étire et glisse lentement sous l’eau. Ce décor semble tout fait de métal, dénué d'aspérité.

Alexandre essaye d’attraper cette pureté, ce silence dans ses images. C’est ce que notre héroïne est venue chercher. Il fait maintenant très froid. Le vent nous transperce autant que la beauté des lieux. A mesure que la lumière décline, ses couleurs s’intensifient, jetant des rais aux teintes folles. La nuit se pose finalement, et ne pouvant continuer de filmer dans l’obscurité, nous reprenons la route de Vadsø en sens inverse.


Il n’est pas tard, mais à notre retour à l’appartement, nous sommes fourbus et affamés, il nous faut à tous de longues douches brûlantes pour nous réchauffer puis nous mangeons sur le pouce avant de visionner les séquences du jour.


Grâce à Kaisa, nous avons le contact d’une famille d’éleveurs de rennes. Si j’ai bien compris, il s’agit d’amis d’une de ses cousines. C’est ainsi que les choses se passent ici, ainsi que les portes s’ouvrent. J’appelle donc Sara, l’éleveuse de rennes et nous convenons d’un rendez-vous pour vendredi. Nous irons la voir sur le chemin du retour vers Inari.















 

 






 









Vadsø, le 13 février 2020

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 


  

 

 

 

 

 

Aujourd’hui, nous poussons plus loin vers le nord, vers l’est jusqu’à Vardø, les paysages sont de plus en plus fantastiques. Les arbres sont désormais absents du paysage. Des lichens, des mousses s’agrippent aux pierres. Parfois un brin d’herbe sèche dépasse de la neige. Le ciel paraît plus vaste, immense. Et le sol est couvert de glace sur laquelle nous marchons avec difficulté. Nous allons à petits pas, timidement, maladroitement pour éviter de glisser. Mais à aller si lentement, cette surface trop fine rompt sous notre poids, nous nous enfonçons soudain dans la neige jusqu’en haut des cuisses et ne parvenons plus à sortir du trou de neige molle qui s’élargit à mesure que nous essayons de nous en dégager. Ce spectacle amuse beaucoup Laura qui sait marcher sur la glace. Elle avance d’un bon pas quelle que soit la qualité du sol.

 

Malgré la difficulté, Alexandre parvient à planter son trépied pour réaliser plusieurs séquences dans la lumière vespérale. Le paysage alors semble peint en une série d’à-plats, roses et orangers, tandis que le ciel vire au violet puis au gris avant de doucement se fondre au noir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Vadsø - Utsjoki - Inari, le 14 février 2020







  






Nous partons de Vadsø à regret. L’idée de quitter ces paysages me serre le cœur. Le silence de ces lieux me manquera aussi. Comment trouver le calme dans le brouhaha des villes ? Comment respirer leur air vicié ? Comment avancer, ne serait-ce qu’en esprit lorsque nos regards se cognent aux murs des immeubles ?


Comme pour exacerber mes sentiments, le temps n’a jamais été si beau. La brume s’élève au-dessus du fjord. Dans la lumière du matin, les montagnes se parent de couleurs ineffables. Je ne sais dire s’il s’agit de bleu, de gris, de rose.  Nous nous arrêtons de longs moments pour regarder jouer la lumière sur l’eau. Nous regagnons la voiture lorsque le froid nous mord trop vivement et que Laura s’impatiente. La route est longue jusqu’à Inari.








 






  






Comme à l’aller, nous faisons halte à Utsjoki. Il y a là un petit salon de thé qui fait aussi office d’épicerie. Comme la fois précédente, deux femmes font le service. La plus âgée semble être la patronne. La plus jeune qui paraît être l’employée est d’une beauté dérangeante. Ses yeux très écartés sont immenses, leur couleur oscille du brun au vert. Je souhaite lui poser quelques questions, lui explique le motif de notre venue, mais je me heurte à sa timidité qui devient vite contagieuse. Le silence retombe très vite après chacune de mes interrogations. Laissant place à un sourire gêné.


Malgré tout, ces brèves haltes à Utsjoki sont inspirantes pour moi. J’ai depuis longtemps envie de voir ma voyageuse travailler un moment dans un petit commerce, afin de gagner un peu d’argent pour la suite de son voyage. Le salon de thé d’Utsjoki, qui fait office d’étape pour les voyageurs qui s’y délassent et se ravitaillent avant de partir plus au nord et de lieu de rencontre pour les gens du cru, sa patronne un peu revêche et cette employée au charme énigmatique trouveront certainement place dans Nord.


Malgré tout nous nous hâtons de repartir car nous devons faire un crochet à Kaamasmukka. C’est le nom du hameau où habite l’éleveuse de rennes Sara Lansman Valle. Nous sommes déjà en retard, il faut donc faire vite.








 












Nous sommes accueillis par l’une des filles de Sara. La fillette, très fière me tire par la main et m’entraîne à sa suite dans la pièce où sont entreposés les costumes traditionnels lapons que la famille revêt les jours de fêtes. Me voilà dans le vif du sujet.


Nous installons notre matériel, sous l’œil inquisiteur de la petite, qui du haut de ses quatre ans est peu disposée à laisser sa mère deviser avec des inconnus. Sara reste pourtant d’un calme imperturbable et nous apprend beaucoup de choses sur l’élevage de rennes au rythme des saisons. Ce qui m’impressionne, c’est que ces animaux sont élevés en liberté. Les bêtes de têtes sont pucées afin que l’éleveur puisse suivre leur parcours grâce à un GPS. Il peut ainsi aller les voir régulièrement et vérifier l’état de santé du troupeau sans pour autant intervenir sur ses déplacements. En hiver, dès les premières chutes de neige, l’éleveur fait quotidiennement le tour du troupeau avec sa motoneige. Il observe les bêtes de loin à l’aide de jumelles pour vérifier qu’elles vont bien. Le lendemain, il fait le même parcours et peut voir si les rennes sont restés dans le périmètre qu’il a tracé la veille en regardant si leur pas croise la marque qu’il a laissée. Le cas échéant, il trace un nouveau cercle pour inclure à nouveau toutes les bêtes. Il les suit ainsi à distance dans leurs pérégrinations, tandis que les rennes, marchant contre le vent, se dirigent vers les lieux qui leur semblent plus riches en nourriture.


Sara, malgré ses cinq enfants qui l’accaparent beaucoup - le plus âgé a 11 ans et la plus jeune quelques mois - se sent éleveuse de rennes à part entière au même titre que son époux. Je sens que l’égalité des sexes n’est pas pour elle un vain mot. Ainsi quand je lui parle de mon idée que l’éleveur de rennes épris de la voyageuse lui offre un manteau dans lequel il a pris soin de coudre une puce afin de suivre son parcours, elle semble trouver que c’est là une atteinte insupportable à la liberté de la femme. Je ne sais que répondre, je suis incapable d’argumenter. Le comportement de l’homme ne relève pour moi ni du bien ni du mal, il ne préjuge pas de sa faculté à ne pas empiéter sur la liberté d’une femme. Il exprime seulement son impérieux besoin de rester en lien avec celle qui part.


Nous saluons Sara avec émotion. Cette jeune femme, qui n’a jamais quitté la Laponie et vit entourée de sa grande famille a bousculé quelques-unes de mes certitudes sur l’exercice de la liberté. Pourtant, nos vies sont si différentes qu’il est improbable que nous nous recroisions un jour.








  






Le soir est tombé, Laura qui n’aime pas conduire de nuit est un peu nerveuse. Pour détendre l’atmosphère, j’échange avec elle sur des thématiques qui nous passionnent toutes deux, notamment les spécificités culturelles et linguistiques de nos pays respectifs. Ce soir, évidemment, la conversation porte sur la Saint Valentin. En Finlande, cette fête n’a pas de connotation amoureuse. Il s’agit seulement d’exprimer ses sentiments aux personnas que l’on aime, qu’il s’agisse d’amis ou de membres de la famille. A cette occasion, les gens s’envoient des cartes postales, pour signifier à leurs proches combien ils leur sont précieux.


Enfin nous arrivons à Vasatokka, l’auberge de jeunesse d’Inari. Comme lors de notre premier passage, il y a quelques jours, personne n’attend à la réception. Nous prenons la clef dans la boîte aux lettres. Cette fois il y avait de la place et j’ai pu réserver des lits dans des dortoirs. Nous entrons, débouchons dans une salle commune déserte, la cuisine l’est également. De même que les dortoirs pour hommes et pour femmes. L’auberge est absolument vide. Depuis notre séjour précédent, l’épidémie de coronavirus s’est étendue et les touristes angoissés par la contagion ont renoncé aux voyages qu’ils avaient prévus. En Finlande, la première malade atteinte de covid 19 est une touriste venue de Wuhan. Elle a été diagnostiquée le 29 janvier à Ivalo. Elle est sortie de l’hôpital après sa guérison le 5 février. Mais 21 personnes susceptibles d’avoir contracté le virus à son contact sont encore en quarantaine. Nous, plongés que nous sommes dans notre travail n’avons pas suivi les informations, nous ignorons tout de cela. Nous ne savons rien et prenons nos aises dans l’auberge déserte, profitant le l’obscurité alentour pour guetter les aurores boréales. A posteriori ces chiffres nous paraissent risibles par rapport à ce qui se produira bientôt.










Inari - Rovaniemi, 15 février 2020












Nous quittons Inari sous un grand soleil. Le ciel est d’un bleu éclatant. La neige immaculée scintille. Nous reprenons la E75 vers le sud dans un décor de carte postale. Nous roulons sans interruption jusqu’à Ivalo. Là, nous jetons un regard nostalgique au Ivalo River Camping, qui fut notre première halte en Laponie à l’automne 2017. Laura oblique vers l’aéroport puis s’enfonce dans un petit chemin. De petites maisons de part et d’autre, parmi les sapins et les bouleaux, des enclos dans lesquels les éleveurs soignent les rennes malades. Elle s’arrête devant l’une d’elles. Une toute petite femme en sort et nous accueille d’un beau sourire édenté. Son regard bleu pétille de vivacité. Elle nous emmène dans une petite pièce équipée d’un saloir. C’est là qu’elle prépare la viande de renne et la fait sécher. Nous en achetons tous de bonnes provisions. Alexandre sort son appareil photo et vole quelques images de cet instant. La dame, sans se départir de son sourire dit à Laura « Regarde donc ce type se croit au zoo et il me prend pour une guenon ! » En sortant de la maison Laura est très fâchée contre Alexandre, il faut demander aux gens l’autorisation de prendre leur image. Ne pas le faire est un grave manquement à la politesse. Elle trouve la chose d’autant plus maladroite que l’histoire des Samis est pleine de vexations et de comportements de ségrégation qui les ont blessés dans leur identité. Alexandre en est bien marri, il s’excuse autant que possible, mais le mal est fait.



  











Nous reprenons notre route vers le sud. Les paysages de Laponie nous semblent presque familiers. Nous reconnaissons les endroits où nous nous étions arrêtés pour filmer à l’aller. Le temps est très différent aujourd’hui avec ce soleil miroitant. Nous faisons de longs arrêts pour filmer, tantôt avec le drone, tantôt avec le trépied. Nous tentons de saisir une dernière fois ces paysages avant de les quitter.


Mais le train ne nous attendra pas. Il quitte Rovaniemi à 18h00. Nous devons rendre la voiture avant. Il faut donc reprendre la route pour la dernière partie du voyage. Plus nous approchons de Rovaniemi, plus le temps se dégrade. Le ciel se couvre, quelques flocons épars tombent paresseusement sur le sol. Ce voile léger s’épaissit graduellement. Bientôt la blancheur est partout. Elle recouvre tout. Elle nous entoure de son silence. C’est ainsi que nous arrivons à la gare.


Nous trouvons nos couchettes. Nous nous installons puis faisons un petit gueuleton finissant les restes de nos victuailles du voyage. Nous sommes tous passablement émus et j’éprouve pour Laura une immense gratitude. Elle nous a conduits partout, nous a attendus pendant que nous filmions, a traduit pour nous lorsque nous en avions besoin, nous a permis de rencontrer des personnes qui sans elle nous seraient restées inaccessibles. Elle nous a accompagnés de sa bienveillance et de sa belle intelligence. Elle a fait preuve à chaque instant d’une générosité humaine extrêmement précieuse. Nous nous apprêtons à la quitter. Nous nous promettons de nous donner des nouvelles, mais je sais bien que dès notre retour dans nos vies quotidiennes respectives, nous ne parviendrons que peu à entretenir la complicité qui s’est tissée au fil des jours et des kilomètres traversés côte à côte.


Epuisée, je m’endors dans le balancement du train qui file dans la nuit.






 




Helsinki, 16 février 2020







Il est 6h00 du matin, nous approchons de Helsinki. Je descends du train sous une pluie battante. Je m’abrite tant bien que mal sur le quai en attendant le train qui m’emmènera à l’aéroport de Vantaa. Je suis en avance à l'aéroport, je traîne dans les boutiques de duty free. Moumine le troll sourit sur des tasses et des porte clefs. Des aurores boréales s’étalent sur des T-shirts. Réglisse aux milles parfums. Peaux de rennes chaudes et soyeuses. Souvenirs de Finlande à vendre. Je passe. Mon avion pour Stockholm ne va plus tarder.


Stockholm. C’est là que mon voyage s’achève. Dans la salle d’embarquement, en attendant l’avion pour Genève, les passagers parlent français et je ne peux m’empêcher d’entendre et comprendre les paroles banales qu’ils échangent et qui m’assaillent.


A Cointrin, les tapis de distribution des bagages sont en panne. J’attends ma grosse valise pendant une heure au milieu de la foule impatiente et bavarde. Je n’ai plus l’habitude de tant de gens, d’un tel volume sonore. Je me sens perdue. Retrouvée. Je suis de retour.


Alexandre est resté à Helsinki. Dans la grisaille sous la pluie de la ville. Il se réfugie au café Java en attendant une accalmie. Il retourne ensuite dans le centre pour visiter une exposition de Vivian Maier au Finnish Museum of Photography. La photographe a réalisé une série d’autoportraits dans lesquels on n’aperçoit d’elle que son reflet, son ombre, sa silhouette. Elle se montre et s’échappe. Se met en scène dans l’image et s’en absente. Une inspiration pour notre voyageuse.

















Helsinki, 17 février 2020






Le lendemain les cieux se font plus cléments, Alexandre prend donc le métro pour Lauttasaari, le quartier où nous avons logé cet hiver. Il va tourner quelques plans près de la route avant de prendre l’avion pour Genève
















Genève, juillet 2020













Nous avons la chance de bénéficier d’une dizaine de jours de travail au Grütli ce mois-ci. Nous profitons de cette opportunité pour réfléchir concrètement et en taille réelle à l’espace scénique de Nord. Nous définissons la dimension de l’espace de projection, sa place. Suite à différents essais, nous décidons de travailler en rétroprojection, comme pour notre spectacle Royaume. En amont, nous avons élaboré une structure à partir des éléments dont nous disposons déjà. Elle est composée des bribes de textes que j’ai écrites, des compositions de Kaija Saariaho que nous avons choisies, d'extraits de morceaux de Lau Nau et des images tournées lors de nos précédents voyages. Nous pouvons maintenant la mettre en œuvre dans un espace très similaire à celui de la salle où nous jouerons l’hiver prochain. Dans le même temps nous commençons à préciser nos idées de mise en scène. A tour de rôle, nous nous plaçons dans l’espace scénique à la place de chacun des acteurs et mettons nos idées en pratique, tandis que l’autre regarde. Nous testons notamment les relations qui s’établissent entre mouvements de caméra et déplacements sur le plateau. Nous invitons Lara Khattabi, qui jouera dans le spectacle, à se joindre à nous pour ces essais. Nous élaborons ainsi ensemble un début assez convaincant, la suite est plus lacunaire. Nous avons encore le temps d’y réfléchir. Les répétitions sont prévues dès janvier prochain. Ce qui importe pour l’heure, c’est que grâce à ce moment privilégié, nous sommes prêts à partir en Finlande pour notre nouvelle session de tournage. Nous avons défini quels plans sont nécessaires et nous savons où les tourner. Cela nous permet de prévoir la plupart des étapes de notre prochain séjour.


Au fil des jours, la question qui se présente devient tout autre. Il s’agit plutôt de savoir si oui ou non nous pourrons traverser la frontière finlandaise. La Finlande a en effet décidé de fermer ses portes aux touristes suisses. Idéalement, pour entrer en Finlande, il faut être finlandais, ou travailler en Finlande. Nous avons des contrats de la compagnie et des lettres du théâtre du Grütli et de Lau Nau expliquant le type de travail que nous allons accomplir en Finlande. Cela suffira-t-il ?

















Zurich, 2 août 2020







Train pour Zurich où nous passerons la nuit avant de prendre l’avion tôt demain matin.

Nous avons réservé dans un Ibis Budget à quelques arrêts de tram de l’aéroport. Nous descendons à la station indiquée puis Alexandre nous guide grâce au plan qu’il a dessiné d’après Google Maps. Il faut repartir en arrière, tourner à droite, puis encore à droite et encore une fois à droite. Son dessin est fait de telle manière que sur le moment je ne remarque rien de particulier.

Dans la réalité, le chemin indiqué n’est pas adapté aux piétions : nous marchons sur le bord de la chaussée sous une pluie battante, avec nos bagages en remorque. Pour échapper à la proximité des voitures, nous enjambons des murets et traversons des parkings déserts - dimanche soir - aucune activité humaine dans ce décor de béton et de métal détrempés.

Seul un bruit de coups répétés s’échappe d’une pièce en sous-sol. Des hommes pratiquent la boxe. Bientôt, ils sortent fumer une cigarette sous l’auvent de la porte d’immeuble. Nous poursuivons notre chemin et j'aperçois au loin l’enseigne de l’hôtel. Nous arrivons côté parking et contournons donc le bâtiment. Trempés, nous nous couchons rapidement.

Le lendemain, après une nuit toute en plastique et draps synthétiques, nous sortons par la porte principale. Le temps s’est levé et nous apercevons depuis le pas de la porte l’arrêt de tram auquel nous sommes arrivés la veille, éloigné de quelques mètres.

Merci Google Maps !











Helsinki, 3 août 2020







 

 

 

 

 

 

Depuis le hublot nous apercevons l’aéroport de Stockholm. Pas d’avion sur le tarmac. Le commandant de bord nous avertit que toutes les correspondances se feront depuis le terminal 5, seul en activité. Une fois à terre, nous errons entre les rideaux de fer : la plupart des magasins de duty free sont fermés. Il y a peu de voyageurs. A intervalles réguliers des annonces rappellent les gestes barrières dans plusieurs langues.

Il y a peu de voyageurs et tous sont d’un calme affecté. Nous portons des masques. Cette atmosphère d’étrangeté nous suit jusque dans l’avion qui nous emmène à Helsinki. Seul un fauteuil sur deux est occupé et nous sommes tous masqués. Pas de collation aujourd’hui, mais un kit de désinfection.

 

A l’arrivée, nous sommes dirigés vers la douane. Anxieuse, je tends mon contrat, ainsi que les lettres de recommandation de Lau Nau et du théâtre du Grütli. La préposée lit attentivement les documents. Elle s’attarde suffisamment longtemps pour que je craigne le pire. Finalement, elle hoche la tête et sourit. C’est gagné ! Passé la douane, l’aéroport de Vantaa est désert lui aussi et contrairement aux voyages précédents, nul employé prévenant n’attend les touristes étrangers pour les aider à prendre leur billet de train pour le centre ville. Il n’y a d’ailleurs pas de touristes étrangers.

 

A Helsinki même, le virus se laisse un peu oublier. Peu de masques, quelques mains gantées, du désinfectant, mais rien d’obligatoire ou de stressant. Chacun gère à sa manière. Les Finlandais sont suffisamment peu nombreux pour que ces mesures légères fonctionnent semble-t-il.

 

Sitôt installés dans l’appartement que nous avons loué pour la nuit, nous partons faire des repérages du côté d’Hakaniemi. Les immeubles qu’Alexandre a filmés l’hiver dernier depuis Kalasatama, sur la rive opposée nous intéressent toujours. Ils sont pour nous comme un point de départ au périple de la femme, ou tout au moins le point à partir duquel nous la suivrons. Mais ils sont difficiles à filmer. Peu de recul sur la rive, des arbres qui rendent la conduite du drone périlleuse… Nous essayons de nous installer sur un pont routier, mais nous sommes peu satisfaits du point de vue que celui-ci nous procure. Pendant que nous tournons autour des immeubles à la recherche d’un point de vue adéquat, la lune se lève, énorme, d’un orange incandescent, plus proche que je ne l’ai jamais vue. Je m’arrête un instant pour la contempler, tenter d’en garder la mémoire en moi.

 

Notre tâche accomplie, nous n’avons d’autre désir que regagner l’appartement. Hélas, il est déjà minuit, le service du métro vient de s’achever. Nous cherchons un tram, un bus, n’importe quoi qui nous rapprochera du centre, mais La fatigue aidant, nous prenons le tram dans le faux sens et nous retrouvons au terminus. La nuit avance et nous marchons le long d’une route inconnue. Pieds nickelés désemparés. Finalement nous montons dans le premier bus venu qui nous amène à la gare. De là nous regagnons facilement notre refuge provisoire.











Helsinki, 4 août 2020






 

 







Nous avons prévu de tourner plusieurs plans à Helsinki, notamment ces fameux immeubles que l’on voit depuis Kalasatama, ainsi qu’une porte donnant sur l’autoroute percée dans un mur antibruit repérée cet hiver à Lauttasaari. C’est une de ces journées grises où rien ne semble vouloir fonctionner. Nous perdons beaucoup de temps lors du déménagement d’un appartement à l’autre. L’achat d’une carte sim qui permette d’utiliser le drone occasionne de longues discussions stériles. Le ciel gris qui semble sur le point de crever nous dissuade de partir filmer à Lauttasaari. La lumière grisâtre ne convient pas au projet et la pluie qui se met à tomber achève de nous convaincre de remettre notre projet de tourner là-bas à demain.


Nous sommes dans le quartier de la gare, lorsque nous croisons Iida, qui a si gentiment répondu à nos questions sur le Nord l'année dernière, et avec laquelle nous avons festoyé à Nouvel An. Elle surgit devant nous comme un lutin sorti de nulle part et nous embrasse l’un après l’autre avant que nous ayons le temps de réagir. Cette manière de saluer sans hésitation, sans arrière-pensée, me bouleverse. Il y a des mois qu’une amie ne m’avait ainsi prise dans ses bras pour me saluer.


L’appartement que nous avons loué pour la nuit ne dispose pas d’un internet fonctionnel. D’ailleurs rien n’est fonctionnel ici : lorsqu’on ouvre la porte du frigo, elle appuie contre l’interrupteur de la cuisine et du salon / chambre / salle à manger, plongeant l’appartement dans le noir. La fenêtre ne ferme pas, la douche inonde la salle de bain toute entière… J’entame de longues recherches avant de trouver où brancher la bouilloire. Cette enquête résolue, je dois me résoudre à poser ladite bouilloire en équilibre instable sur le bord de l’évier. Au départ cela nous rend nerveux, on entend régulièrement des « merde » et des « fait chier »… mais au bout de quelques heures, notre humour se développe et nous nous adaptons à cet environnement qui nous permet d’exercer notre créativité. D’ailleurs, nous décidons d’y demeurer jusqu’à la fin de notre travail à Helsinki. Changer de logement demande du temps et de l’énergie. Nous souhaitons consacrer l’un et l’autre à notre projet.


Malgré le temps instable, nous retournons à Kalasatama. Nous arpentons le quai, poussant plus loin que l’hiver dernier et trouvons finalement un replat approprié pour faire décoller le drone. Nous sommes toujours anxieux de lancer notre volatile sophistiqué au-dessus de l’eau où il sombrerait sans espoir de retour s’il venait à tomber. Nous décidons de surmonter nos craintes et au bout de peu de temps il nous semble que nous tenons un plan tout à fait convenable pour le début du spectacle. Nous sommes comblés lorsque le ciel nous gratifie d’une éclaircie magnifique qui illumine le paysage. Une aube en fin de journée.






 



Helsinki, 5 août 2020












Le soleil est revenu.

Nous nous rendons à l’église creusée dans la pierre de Temppeliaukio Kirkko . Ce monticule au cœur de la ville, constitué par l’église en partie souterraine me semble pouvoir se révéler un point de vue intéressant pour filmer de nouvelles façades d’immeubles. L’endroit est effectivement très beau, étrange, un peu lunaire. Mais les maisons tout autour sont si bien entretenues qu’elles semblent sorties d’une carte postale. Ce n’est pas ce qu’il nous faut. Nous pénétrons dans l’église, qui se révèle somptueuse, un chef d’œuvre de simplicité. L’atmosphère est si paisible sous sa coupole faite de fils de cuivre tressés que je m’y attarde un long moment avec bonheur.

Nous nous arrachons à cette atmosphère recueillie pour aller à Lauttasaari filmer la porte du mur autoroutier, ainsi que nous souhaitions déjà le faire hier. Là, la végétation a énormément poussé depuis l’hiver. Alexandre ne peut plus se glisser derrière le mur antibruit car les buissons sont trop touffus. Il se place donc devant, au milieu des orties, et ajuste le plan qu’il avait prévu de réaliser.


Nous tournons plusieurs séquences : porte entrouverte, porte ouverte, porte battant au vent. Mais il n’y a pas de vent. Il faut l’aider un peu. Notre fille Lou se dissimule donc derrière la porte pour la faire bouger doucement. Elle est accroupie entre la porte et le mur, parmi les toiles d’araignées, les fourmis et les traces laissées par les chiens du quartier… Je lui raconte des blagues pour qu’elle prenne son mal en patience.


Le plan est finalement dans la boîte. Nous allons au café où nous avons parfois bu l’apéritif l’hiver dernier lorsque nous logions dans le quartier. A notre arrivée, une habituée nous salue comme de vieilles connaissances… Welcome back here. Happy to see you again. How are you doing ? Son accueil nous fait chaud au cœur.






 

















Verla, 6 août 2020







Nous quittons Helsinki pour Verla. Il s’agit d’un village situé près de la frontière russe, qui s’est construit autour d’une fabrique de papier fondée ici au 19ème siècle. L’usine n’est plus en activité depuis 1964, mais l’ensemble a été transformé en musée, au cœur de la forêt. Je souhaite m’y rendre pour mieux comprendre le processus de fabrication du papier. Cela me permettra d’enrichir le témoignage du papetier que je souhaite écrire. Nous pourrons aussi y réaliser des plans de nature dont nous avons besoin pour la première moitié du spectacle.


Nous prenons le train de bon matin pour Kouvola afin d’avoir la correspondance en bus à 13:20 pour Verla. Arrivés à Kouvola, nous nous hâtons d’aller au supermarché afin de nous ravitailler en prévision des jours à venir. Il n’y a pas de magasin à Verla et, sans voiture, nous devons être autonomes dans notre petite cabane de location. Chargés de nos bagages et de nos sacs de provisions, nous arrivons à la gare routière en avance et attendons sous les nuages menaçants. Le temps passe. Pas de bus à l’horizon. Je finis par demander conseil à un chauffeur. Il n’a jamais entendu parler du bus de 13:20. Son collègue ne parle pas l’anglais, seulement le russe, dont j’ai tout oublié depuis le lycée. Un troisième m’affirme dans un sabir mêlé de suédois et d’anglais qu’il n’y a que deux bus dans la semaine. Il me recommande de prendre un taxi. Enfin un chauffeur extirpe un horaire de son vide poche : un bus part pour Verla à 16h15, dans 3 heures, celui de 13:20 ne circule que le dimanche.


Nous nous installons donc au Columbia, un café planté sur le parking devant la gare pour patienter entourés de nos valises. Alexandre travaille ses images. Je profite de cette pause pour consulter mes mails. Iida que nous avons croisée à Helsinki m’a écrit : elle est très inquiète de nous avoir serrés dans ses bras. Avons-nous fait une quarantaine ? Comment nous sentons-nous ? Connaissons-nous des personnes atteintes par le virus ? Je la rassure comme je peux. Je n’ai pas le sentiment d’avoir une conduite à risques et je ne connais pas de malades, mais tout est toujours possible.


Les heures passent, enfin le moment du départ approche. Nous retournons à la gare routière. Un minibus part pour Jaala. Il ne s’arrête à Verla que sur le chemin du retour, après sa pause. Nous allons donc mettre 1h30 pour parcourir 28 kilomètres. L’une des passagères qui voyage avec nous ne cache pas son amusement. Quant à nous, nous sommes simplement ravis de poursuivre notre route et nous moquons bien d’accomplir un record de vitesse, ou de lenteur.


Arrivés sur place, nous partons aussitôt filmer. Les séquences que nous comptons tourner ici sont surtout liées à la rencontre de la voyageuse avec le forestier. Nous faisons démarrer le drone dans un sentier au milieu d’un bois. Malheureusement celui-ci ne semble guère apprécier cette sortie dans la nature et zigzague entre les arbres, au grand dam d’Alexandre. A force de patience et de réglages minutieux, il parvient toutefois à convaincre le volatile de faire ce qu’il lui commande tandis que qu’une nuée de moustiques féroces se repaissent de son sang avec frénésie. Nous retournons à notre cabane avec des plans convenables et couverts de piqûres.
















Verla, 7 août 2020







Nous visitons l’ancienne fabrique de papier. Elle est conservée d’une manière touchante. Tout est là comme les ouvriers l’ont laissé lors de la fermeture de l’usine. Ils pourraient revenir à leur poste de travail et reprendre leur activité. Nous suivons les étapes de la fabrication du papier depuis le moment où les troncs étaient amenés à l’usine en profitant du courant de la rivière. Ils étaient ensuite débités en tronçons de 50 cm, écorcés puis broyés. La sciure obtenue était mélangée à de l’eau jusqu’à devenir une pâte. Des rouleaux effleuraient alors la surface et en récupéraient une fine couche, elle tournait plusieurs fois dans l’eau jusqu’à atteindre l’épaisseur désirée. Une clochette avertissait les ouvrières qu’elles devaient alors détacher les feuilles ainsi obtenues. Ces feuilles étaient ensuite séchées dans une pièce dont la température avoisinait les 75°c. Les ouvrières devaient placer les feuilles dans cette fournaise et les récupérer une fois ce processus accompli. Durant ces différentes étapes, les feuilles de qualités différentes se mélangeaient, il fallait donc ensuite les peser. Devant l’une des balances, on aperçoit encore un creux dans le plancher. L’usure créée par la présence quotidienne d’une ouvrière à cette même place pendant 51 ans. Entrée à l’usine à 16 ans, elle a pris sa retraite à 77 ans. Elle s’appelait Maria Matsson.












 


















Verla, 8 août 2020













Nos repérages nous conduisent dans différentes parties de la forêt. Ces balades nous émerveillent, de même que la vue sur le lac depuis notre cabanon. Les pins immenses aux troncs roux se dressent sur les collines arrondies. Les feuilles des bouleaux argentés vibrent dans la lumière. Le sol, les pierres sont couverts de mousses d’un vert strident. Le silence, et la beauté de ces lieux me remplissent de sérénité.






 













  





Helsinki, 9 août 2020







Retour à Helsinki. L’air ici semble épais, difficilement respirable après la pureté de Verla. Je sais pourtant qu’il est bien moins pollué qu’à Genève.


Nous hésitons un peu sur la manière de poursuivre notre travail sachant que nous serons dès le 13 au soir à Kimitoon, l’île sur laquelle habite Lau Nau, pour travailler avec elle. Nous aimerions déjà aller à Salo, qui est tout proche de chez elle et qui offre un paysage semi urbain dans lequel nous pensons pouvoir filmer des lieux tels que des stations-services, des devantures de boutiques, des parkings… tous lieux que la voyageuse pourrait traverser, ou dans lesquels elle pourrait chercher un moyen de poursuivre sa route. Mais Salo ne dispose pas vraiment d’hôtel et la page internet des transports en commun ne fonctionne pas. Ce n’est guère engageant. Nous n’avons pas envie de nous retrouver en perdition dans une petite ville sans rien pouvoir faire qui avance notre travail.







 





Espoo, 10 août 2020







Nous optons en dernière minute pour Espoo qui semble avoir les mêmes qualités que Salo, ce qui nous permettra de tourner les images nécessaires. De plus, j’ai repéré sur la carte une route qui file en ligne droite entre les arbres, elle correspond exactement à ce que nous recherchons pour tourner notre traveling. Située à 30 minutes d’Helsinki, Espoo est la deuxième ville de Finlande. Il est facile de trouver un hôtel ou un appartement à bon prix au dernier moment, car les touristes étrangers qui remplissent habituellement les hébergements sont absents cet été. Elle est desservie par le réseau de transports en commun de Helsinki, nous pouvons donc y circuler aisément. Alexandre en profite pour aller faire des repérages photographiques dès notre arrivée. Malheureusement il revient bredouille. Il n’a pas trouvé l’arrêt auquel il fallait descendre du bus pour accéder à la route. Il faut dire qu’il n’est pas toujours facile de s’orienter ici. Toutes les indications sont en finnois et les logiques de déplacements ne sont pas forcément les mêmes que chez nous.






 














  






Espoo, 11 août 2020







A notre grande surprise, Espoo semble être une ville entièrement nouvelle. Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment d’une ville au sens où nous l’entendons habituellement. Nous n’avons à l’heure actuelle pas encore découvert l’emplacement du centre-ville. On dirait plutôt que les immeubles tentent de prendre du terrain sur la forêt selon un plan quadrillé incomplet, vaguement anarchique. Pourquoi construire ici plutôt que là puisqu’il n’y a partout que des arbres ? Il m’arrive de penser à Pompoko, le film de Miyazaki. Je m’attends à voir un tanuki sortir d’un fourré à tout moment.













Nous prenons le bus pour aller filmer le traveling sur la route. Elle n’est pas exactement telle que nous nous l’étions représentée d’après le plan et très passante, ce qui la rend dangereuse. Nous obliquons donc sur un petit chemin. Il donne sur une clairière artificielle autour de laquelle des sentiers s’étirent le long des arbres. Nous en profitons pour tourner le plan de traveling latéral dans les arbres dont je rêve depuis des mois. Alexandre ne résiste pas au plaisir de filmer la clairière sous plusieurs angles. Nous ne savons pas forcément si nous utiliserons ces derniers plans dans le spectacle, mais ils forment une sorte de ressource dans laquelle puiser lorsque nous serons en répétitions si le travail nous mène dans une direction que nous n’avons pas encore imaginée.






 












Espoo, 12 août 2020







Nous souhaitons réaliser un traveling avant depuis une passerelle de bois qui enjambe le lac. Nous prenons le bus depuis la gare d’Espoo. Il nous dépose le long de l’autoroute au milieu de chantiers impressionnants. Nous trouvons notre chemin après de nombreuses hésitations car les parcours des piétons sont modifiés. Même une vieille dame du quartier à qui nous demandons notre route n’est plus sûre de rien, tant les engins ont transformé le quartier. Enfin, nous trouvons la maison du peintre et architecte Akseli Gallen Kallela qui nous sert de point de repère. Cet artiste est connu pour ses illustrations du Kalevala, l’épopée des Finnois. Son œuvre est un des fondements de la culture finnoise. Sa demeure est maintenant transformée en musée et nous la visitons rapidement. Les toiles montrent les jeux de l’eau, de l’air et de la lumière sur les paysages finlandais. Depuis la tour qui couronne la demeure on peut saisir l’ensemble du paysage. On imagine qu’à l'époque de sa construction, il n’y avait pas d’autoroute, pas de centre commerciaux à l’horizon, mais des forêts trouées de miroirs d’eau à l’infini.


Nous reprenons notre chemin et suivons le rivage à travers une végétation dense. Forêt mêlée de joncs, orties… Nous trouvons enfin la passerelle en bois. Elle est désormais doublée d’un pont routier en béton. Il n’est pas terminé. Les branches métalliques de son armature jaillissent de ses jointures et il est encore recouvert d’une bâche blanche. J’imagine qu’il sera mis en service dans quelques semaines.


Nous poursuivons et nous tombons sur un arrêt de bus improbable situé au bout d’un cul de sac. Nous profitons de cette occasion pour tourner un plan qui pourrait nous être utile. Nous rebroussons ensuite chemin. Sur le trajet du retour, Alexandre lance le drone au-dessus de la route qui traverse le chantier colossal. Il souhaite filmer ce paysage de haut, afin qu’il se mue en matière aux formes géométriques. Ces images abstraites seront très utiles et permettront de créer des enchaînements entre un passage et un autre.














Il s’agit maintenant de retourner à Espoo. Retrouver notre route n’est pas aisé, nous nous égarons plusieurs fois. Nous découvrons ensuite tardivement que l’arrêt de bus auquel nous attendons n’est pas desservi. Les habitants du quartier sont tout aussi égarés et consultent Google Maps fébrilement, sans plus de succès que nous. Aucune information n’est à jour. Entre-temps le ciel s’est couvert. Il fait froid, la pluie tombe par intermittence. Enfin un bus passe, il ne va pas à Espoontori mais s’arrête à la gare de Leppävaara. Nous montons quand même, nous finirons le trajet en train.


Arrivés à destination, une mauvaise surprise nous attend : le code qui nous servait de clé pour l’immeuble et l’appartement ne fonctionne plus. Nous ne pouvons entrer dans le bâtiment que grâce à la gentillesse d’un voisin. Devant la porte de notre logement,  j’appelle le service de maintenance. Nous n’avons rien mangé et dans ce quartier tout est fermé à cette heure tardive. Nous envisageons la suite de la soirée avec morosité. Je finis par obtenir la communication avec un employé. Il reprogramme la porte, me fournit un nouveau code. Nous entrons enfin... Il est bientôt minuit.











Taalintehdas, résidence Norpas, 13 août 2020







Ce matin, Alexandre sort tourner des plans définitifs sur la base des repérages qu’il a effectués les jours précédents.


Lau vient nous chercher à 15h00. Elle nous emmène à Taalintehdas, où nous bénéficions d’une résidence offerte par l’association Norpas. Nous empruntons le même chemin que début janvier, lorsque nous étions allés la rencontrer pour la première fois. En cette saison le paysage est très différent. Tout est coloré, il ne reste rien du dégradé aux nuances grises de l’hiver. Je reconnais pourtant les vallons, les virages doux. Nous nous arrêtons en chemin pour filmer une station-service puis empruntons le bac qui nous permet d’accéder à l’île de Kimito.


L’association Norpas est basée dans le village de Taalintehdas. Elle organise tous les ans un festival et offre des résidence d’artistes. Cette année, le festival est annulé pour cause de Covid, mais par chance, nous pouvons profiter d’un temps de travail ici. Nous sommes logés dans un bâtiment en bois rouge, habité autrefois par les ouvriers de l’usine métallurgique aujourd’hui fermée autour de laquelle le village se déploie. L’équipe de Norpas au complet est là pour nous accueillir. Ville Laitinen, avec qui je suis en contact depuis plusieurs semaines nous présente la photographe Ritva Kovalainen, responsable des arts visuels et Matias Kauppi, qui s’occupe de la musique. Le fait que nous arrivions de Suisse, pays fortement touché par le coronavirus, les inquiète un peu. Il faut dire qu’il n’y a pas d’eau courante dans l’appartement et que nous partagerons donc les toilettes, la douche et le sauna avec les autres habitants de l’immeuble. Mais nous sommes arrivés il y a déjà une dizaine de jours et nous fonctionnons depuis en vase clos. Cela semble rassurer nos hôtes. Ville nous fait visiter l’appartement. Il est constitué d’une cuisine et de deux chambres. Les poêles à bois en fonte sont encore fonctionnels dans toutes les pièces et des paniers contiennent de bonnes réserves de bûchettes pour que nous puissions nous chauffer si besoin. La propreté est méticuleuse et l’espace est idéal pour travailler en toute sérénité. Il y a même une tablette de chocolat sur la table en guise de présent de bienvenue !







  
















 

Taalintehdas.résidence Norpas, 14 août 2020







En prévision de notre première séance de travail avec Lau, nous réalisons un montage intégrant les séquences filmées depuis notre arrivée et les morceaux de Kaija Saariaho et Lau Nau que nous avons précédemment choisis. Lorsque nous lui montrons cette ébauche, nous lui expliquons au fur et à mesure nos idées de mise en scène et je lis des morceaux de texte ou indique la teneur des parties qui ne sont pas encore écrites. Lau prend des notes, réfléchit. J’ai l’impression qu’elle comprend ce que nous cherchons à réaliser, qu’elle en saisit la cohérence. Commencer à travailler concrètement avec cette nouvelle collaboratrice me fait un immense plaisir.


Lau nous a recommandé d’aller dans un marais qui lui rappelle les paysages de Laponie. Je ne suis jamais allée là-bas en été, alors je n’ai pas de point de comparaison, mais la forêt ici me paraît plus claire, les essences des arbres plus variées. Il y a des chênes ici en plus des bouleaux et des épicéas, ainsi que de nombreuses autres variétés de conifères, et un tapis de fougères luxuriantes. Nous marchons sur une étroite passerelle de bois au milieu de mousses d’un vert phosphorescent. Des bouquets d’arbres poussent çà et là. D’énormes pierres forment des îles aux contours arrondis. C’est magnifique, mais nous ne voyons pas comment nous pourrions filmer quoi que ce soit ici. Nous avons tout juste la place de poser nos pieds sur le gué et la disposition erratique des arbres rendent toute tentative de filmer sur pied ou avec le drone inenvisageable.


Notre promenade nous conduit jusqu’à un centre sportif. La montagne a été creusée afin de créer une surface plane suffisamment vaste pour accueillir un terrain de foot. Ainsi l’horizon est-il entièrement minéral sur tout un côté du terrain. La pierre laisse voir sa chair striée de veines dorées, brunes et noires. Fascinés, nous décidons de filmer cet étrange paysage.













 











Taalintehdas.résidence Norpas, 15 août 2020







Nous consacrons notre matinée à préparer le rendez-vous Skype prévu à 13h00 avec Serge, le directeur de Contrechamps. Ici, nous sommes bien loin de Genève et nous nous consacrons au travail de création. Replonger dans l’aspect administratif des choses est pourtant nécessaire pour régler certaines questions avant notre retour, car la rentrée et son stress approchent. De plus, nous sommes ravis de faire partager à Serge nos avancées et nos réflexions. Lau arrive sur ces entre-faits et nous en profitons pour faire les présentations par écran interposé.


Pour cette nouvelle séance de travail, elle est venue avec des sons qu’elle nous fait écouter. Beaucoup de choses nous intéressent, et certaines cohabitent déjà de manière évidente avec les œuvres de Saariaho. Nous copions les fichiers que nous préférons afin de remplacer les sons que nous avions collés de manière provisoire dans le montage.


Lau nous emmène ensuite sur un sentier qui semble propice pour réaliser le travelling dont nous rêvons, à environ à 3 km du village. Alexandre prend des photos afin de s’assurer qu’il est possible de faire un cadre compatible avec la projection scénique telle que nous la prévoyons. Si c'est le cas, nous reviendrons demain à pied pour filmer.


En attendant, nous allons manger une pizza au Portside. Le restaurant jouxte un pub et il semble que les clients passent de l’un à l’autre, quel que soit leur état d’ébriété. Les noceurs portent leurs amis les plus ivres d’une terrasse à l’autre en riant gaiement et la fête se poursuit, certainement jusqu’au moment où toute la bande est si ivre que personne ne peut plus porter personne.











Taalintehdas.résidence Norpas, 16 août 2020



















Un cercle caractéristique d’une piqûre de tique apparaît en haut de ma cuisse, rançon de nos journées de tournage en forêt. Je m’étais pourtant protégée avec des produits que je croyais adaptés et j’étais couverte de la tête aux pieds. Je passe la matinée à écrire, puis me recouche épuisée tandis qu’Alexandre repart filmer dans le chemin que Lau nous a montré hier. Lorsqu’il revient, il me rappelle que la journée est loin d’être terminée. Je l’accompagne donc pour tourner un traveling latéral sur la route qui passe devant l’atelier de l’artisan verrier. Nous avons trouvé là un endroit propice à proximité de la maison, ce qui nous facilite la tâche.






 











Taalintehdas.résidence Norpas, 17 août 2020







Pour profiter de la somptueuse lumière du début de journée, nous repartons dès 7h00 filmer le traveling latéral que nous souhaitons intégrer au spectacle. Au prix d’une grande frayeur causée par l’arrivée aussi rapide que silencieuse d’un bus dont la hauteur atteint quasiment l’altitude du drone, nous parvenons à obtenir le résultat escompté : un traveling lent, d’une durée de presque 5 minutes, sur les frondaisons des arbres qui bordent la chaussée. La magie opère, créant une forme de suspension dans le temps.


9h00, il est temps pour moi de me rendre à la pharmacie pour connaître la marche à adopter concernant ma morsure de tique, autour de laquelle le cercle rouge de mauvais aloi s’élargit. La pharmacienne m’enjoint de me rendre immédiatement au centre médical du village. Elle me donne l’adresse, sans préciser qu’il s’agit de l’immeuble voisin, et que l’entrée est située côté cour, à l’arrière du bâtiment, vraisemblablement pour me laisser la satisfaction de me débrouiller par moi-même. Je finis malgré tout par trouver le centre. Hélas, il n’y a pas de médecin, je dois donc me rendre à Kemiö, la ville principale de l’île, où se trouve l’hôpital. Lau vient gentiment me chercher. En route, nous discutons du spectacle, du personnage de la femme qui délaisse un homme qu’elle aime pour accomplir son projet, si fou soit-il. Cette idée est évocatrice pour elle, qui concilie vie de famille et travail artistique.

Arrivées sur le parking, nous assistons au spectacle cocasse d’un test coronavirus en plein air. Le patient est assis sur une chaise de jardin en plastique, tandis qu’une infirmière, tout emmitouflée dans une combinaison digne des militaires qui accueillent le vaisseau extraterrestre au début de E.T., lui enfonce un écouvillon dans le nez. L’opération est rondement menée et le bonhomme rejoint rapidement sa voiture avant même que nous ayons traversé le parking. Il fait quelques mètres et s’arrête à notre hauteur pour saluer Lau. C’est un de ses amis. Il doit se rendre aux obsèques d’un parent et un léger mal de gorge le pousse à prendre cette précaution. En fait, il n’y a pour l’instant aucun cas recensé sur l’île, la probabilité qu’il soit atteint par le coronavirus est donc infime.


J’ai pris rendez-vous le matin même au terme d’un coup de fil qui s’est achevé par un « inutile de me donner votre nom, je vous reconnaitrai à votre arrivée ». C’est vrai que je suis bien la seule à ne pas être du cru. Après quelques hésitations administratives sur la manière de traiter mon dossier, le médecin m’appelle rapidement pour la consultation. Son bureau est orné d’une peluche de Moumine le troll, héros national et merveilleux souvenir de mon enfance. Rivé à son ordinateur, le médecin me regarde à peine et me pose des questions dont je ne comprends pas un mot. Je le prie de m’excuser de ne parler ni suédois, ni finnois, et lui demande si nous pouvons communiquer en anglais ou en allemand. Long silence gêné… Je lui montre la piqûre, objet de ma visite et de mon anxiété. Je finis par comprendre que le médecin est bègue, à un point qui nous fait rougir tous deux. Il élude le problème en retournant à son écran. Il tape rapidement une ordonnance dont la précision rend toute parole inutile.


De retour à Taalintehdas, nous montrons à Lau les images tournées hier et ce matin. En notre absence, Alexandre a intégré au montage, les sons que Lau nous a donnés lors de notre précédente rencontre. Cela nous permet d’affiner ensemble le canevas musical à tisser par la musicienne. Elle nous propose ensuite de nous emmener en voiture pour trouver des lieux adéquats dans lesquels nous pourrons tourner les images qui nous manquent encore.


Lau se souvient avoir marché sur un sentier rectiligne dans la forêt, mais elle ne le retrouve pas. Tours et détours, elle est d’une patience et d’une bonne humeur à toute épreuve, tandis qu’Alexandre commence à perdre espoir. Ce coin de Finlande n’est ni rectiligne, ni plat, il est vain de poursuivre nos recherches. Enfin, sur notre gauche en bordure d’une réserve naturelle se déroule le sentier de nos rêves, celui dont Lau se souvenait. Elle nous laisse sur les lieux avec notre matériel, de l’eau et une recharge pour la batterie de mon téléphone. Le bus passe dans deux heures, cela nous permettra de réaliser au moins des repérages.







 




Taalintehdas.résidence Norpas, 18 août 2020







Lau doit se rendre à Helsinki pour remplacer un projecteur défectueux dans son installation exposée à Forum Box. Nous ne travaillerons donc pas avec elle aujourd’hui, mais il y a encore beaucoup à faire concernant le tournage. Pour commencer, nous retournons faire le traveling. En chemin, nous en profitons pour tourner des plans additionnels. Nous nous arrêtons notamment devant une scierie pour filmer des troncs entassés. L’un d’eux est à demi recouvert d’une bâche blanche qui me fait penser à une aile. Cela peut constituer un décor intéressant pour la rencontre de la femme et du forestier. Plus loin, les arbres commencent à se parer des couleurs flamboyantes de l’automne. Nous nous arrêtons chaque fois que nous avons le sentiment qu’un plan pourrait être utile au spectacle. En chemin, nous cueillons quelques framboises dans les buissons les plus hauts. Enfin nous parvenons au sentier. Alexandre programme le parcours du drone, qui semble perdre ses repères dans la forêt, malgré des réglages minutieux. Il ne parvient même pas à situer son point de départ et fonce dans les branches, ce qui endommage ses hélices. Serions-nous dans une zone mal cartographiée ? Alexandre décide donc de conduire l’engin volant manuellement. Pour ce faire il reste immobile au point de départ du drone et le conduit ensuite de la manière la plus fluide possible. Il suit les indications que nous lui fournissons en marchant derrière l’engin. Nous faisons ainsi de nombreux allers et retours dans la forêt, en criant A gauche ! A droite ! Descends ! Tandis qu’autour de nous bruissements d’ailes et cris de mécontentement s’élèvent. Nous sommes des visiteurs importuns pour les oiseaux.



Retour en bus à la résidence. Nous mangeons un morceau avant de repartir. Cette fois, nous ne quittons pas le village, il y a dans le voisinage des pierres que nous avons envie de filmer. Idéalement, il faudrait le faire sous la pluie mais le soleil brille maintenant sans réserve. Il faut donc mouiller les pierres au moyen d’une bouteille d’eau, ce qui a pour effet de générer une activité fébrile chez les fourmis qui vivent là. L’échec est patent et nous ne voyons pas comment réaliser ce plan dans l’immédiat. Alexandre décide donc de réaliser des images de troncs d’arbres, détails d’écorce de bouleaux sur lesquelles des îles, des silhouettes, des routes se dessinent en noir et blanc et qui nous fascinent depuis notre arrivée.













 


















Taalintehdas.résidence Norpas, 19 août 2020







Alexandre m’emmène voir de près les arbres qu’il a photographiés la veille. L’écorce des bouleaux porte des marques sombres qui semblent une écume figée, une mousse ou même une pierre. Le grand et le petit deviennent des notions très floues. Un morceau d’écorce est un lieu. Un continent est une miette. Je laisse Alexandre poursuivre sa séance de prises de vues et me réfugie au salon de thé voisin pour écrire un moment.













A midi, Lau vient nous chercher. Elle nous a invités à dîner chez elle. En cette saison, son jardin offre ses fruits, ses fleurs et ses légumes avec une générosité incroyable. En attendant que les courgettes farcies aient fini de cuire, son compagnon Antti m’emmène dans le studio pour me faire découvrir son dernier projet. Il s’agit d’une installation sonore prévue pour fonctionner dans un caisson. Une personne entrera dans le caisson et s’assiéra sur un siège de bois. La composition d’Antti sera alors diffusée. Il a travaillé à partir de sons en infra basse et des bruits du quotidien, mêlés à des sons instrumentaux et électroniques. Le corps entier est sensible aux vibrations des sons les plus bas, qui semblent me pénétrer jusqu’au creux des os, mais il n’y a jamais rien d’agressif ou de douloureux dans sa composition. Assise sur un prototype de chaise, entre les hauts parleurs, j'éprouve un sentiment de confiance et d’abandon très apaisant. Lorsque la musique cesse, je me sens pleine d’énergie et d’enthousiasme.













Après le repas, nous montons en studio avec Lau pour notre dernière session de travail ensemble avant le mois de décembre. D’ici là nous collaborerons de manière virtuelle. Lau nous fait écouter de nouveaux sons, notamment des sons concrets qu’elle a enregistrés sur l’île. La glace qui craque sur la mer, les pas dans la neige… Elle improvise ensuite sur son synthétiseur en fichant des câbles aux couleurs variées dans des générateurs de sons ou d’effets. D’abord ce n’est rien, c’est du bruit, puis tout à coup, sans qu’on comprenne comment, cela devient de la musique. Je m’essaie à lire des bribes de texte déjà écrites avec plus ou moins de succès. Peu importe, nous avons le temps pour chercher l’équilibre.






 







L’après-midi file vite. Il est temps de partir. Nous retournons à Helsinki, où nous attend Laura, qui nous a si gentiment conduits cet hiver. Nous allons en voiture jusqu’à Salo, en prenant le bac, qui nous émerveille toujours, et achevons le trajet en train. Laura nous attend sur le quai de la gare, toute bronzée de sa saison estivale passée à faire la cueillette des fruits et légumes. Nous buvons un verre ensemble et évoquons la possibilité de repartir sur les routes du nord en décembre. Elle n’est pas contre, tout dépend des circonstances. Cette réponse est actuellement la seule possible, nous nous en contentons en observant les allées et venues des passants sur la place de la gare à travers la baie vitrée du buffet de la gare. La serveuse m’a servi mon jus de pomme dans un verre à bière orné d’un ours brun. L’image de cet animal m’accompagne depuis le début du projet. La voyageuse fait des rêves d’ours, elle est parfois vue par les témoins comme une ourse. Sur les instances de Laura, je dépasse ma timidité et demande à la serveuse si je peux acheter le verre. Elle me l’offre si gentiment que j’en ai le cœur rempli de joie et d’optimisme pour la suite.


Il est temps de nous quitter. Embrassades. Laura enfourche son vélo. Nous restons sur la place et mangeons un hamburger au food truck où nous avions fêté Noël sous la neige. Cette fois nous sommes accompagnés du tamtam d’un musicien africain paré d’un costume traditionnel magnifique qui fait danser les promeneurs. Nous faisons ensuite quelques emplettes au S Market ouvert 24h/24 puis sautons dans le train pour Vantaa. Demain nous décollons pour Zurich au petit matin.